Dernier texte
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Acte 4, scène finale
LE DÉCOR
Une scène de théâtre, dans le noir. Un lutrin, un microphone.
Un projecteur s’allume.
Un homme s’avance, à pas déterminés, mais légèrement nerveux. Il dépose ses feuilles sur le lutrin, passe sa main droite dans ses cheveux. Regarde le public. Repose son regard sur ses feuilles, les prend, les brasse et les tape pour les remettre en ordre. Il s’éclaircit la voix. Un sourire triste s’affiche sur son visage. Il inspire doucement, ouvre la bouche.
«
Voilà.
Avant d’entamer cette lecture, ami spectateur, amie spectatrice, je vous demande de me pardonner la longueur de ce texte. Il me semble essentiel de replonger dans mes souvenirs et de raconter certaines choses. Vous pouvez sauter au… (l’homme fouille dans son texte, fait tourner rapidement ses feuilles et trouve le bon endroit) …au 21e paragraphe si vous désirez accéder à l’annonce officielle. Je vous invite tout de même à plonger avec moi, pour quelques minutes, dans l’extraordinaire expérience qu’a été MonTheatre / Theatre.quebec.
Jeune adolescent, je n’avais aucune idée de ce que je voulais faire dans la vie, jusqu’au jour où, comme chaque matin, j’ai ouvert la radio. Comme des milliers de Québécois à cette époque, je me réveillais en compagnie de Normand Brathwaite, Johanne Prince, Christian Tétreault et François Pérusse. Ce matin-là, comme à son habitude, l’équipe riait. Un rire franc, contagieux. Et je me suis dit : ça a l’air cool quand même de faire de la radio… Les jours qui ont suivi m’ont mené vers l’orienteur, la technique en communication au Cégep de Jonquière ; vers mon acceptation dans ce prestigieux département appelé Arts et technologies des médias, puis mon déménagement. Trois ans plus tard, mon diplôme, mon mal du pays, mon retour à la maison et mon exil vers Montréal. Pour gagner ma pitance, je travaillais alors comme vendeur à la boutique de Noël du Vieux-Montréal ; et qui dit Noël, dit saisonnier. J’étais donc chômeur de janvier à avril. Un collègue m’avait alors proposé de revenir à mon premier amour et m’a encouragé à postuler dans une radio communautaire. Qu’avais-je à perdre ? Je me suis pointé, un matin d’hiver, à CINQ FM, Radio Centre-Ville, et j’y fis la rencontre d’un homme qui changea ma vie. Yvon Beauchamp était un réalisateur et un animateur hors pair, à l’écoute extraordinaire et au carnet de contact bien rempli. Alors qu’il m’accueillit en haut des marches – la radio se trouvait à l’époque au deuxième étage du bâtiment qu’elle occupe maintenant totalement sur Saint-Laurent – il me demanda ce que je savais faire : ma spécialité au Cégep était la technique. J’étais plus à l’aise derrière une console que devant un micro – bon, certains techniciens à Radio-Canada Saguenay, où j’ai fait mon stage, vous diraient peut-être le contraire, alors que j’aurais effacé, « par mégarde », un bulletin de nouvelles complet deux minutes avant d’aller en ondes, et d’autres petites incongruités du genre, mais il ne faut pas les écouter – Yvon m’invita donc à réaliser l’émission du retour à la maison, intitulé Planète Montréal, qui allait entrer en ondes dans les minutes qui suivaient.
Je fus attaché à cette émission durant deux ans, en tant que technicien, puis animateur, mais aussi en tant que chroniqueur. J’ai eu l’immense chance d’interviewer plusieurs artistes qui lançaient leur carrière – il me vient à l’esprit les Anique Granger, Catherine Durand, Nancy Dumais… – ainsi que plusieurs autres bien établis (une longue entrevue avec Yves Lambert, et une, absolument psychotronique, avec Raôul Duguay, et même une critique en direct du spectacle d’Anne Roumanoff… devant Anne Roumanoff.). Si j’étais heureux de parler littérature, humour, musique, j’adorais surtout critiquer le cinéma, un art qui saura toujours me fasciner. Jusqu’au jour où Yvon me tendit un carton : « aimes-tu le théâtre ? » me dit-il. « Je ne sais pas, je n’en ai jamais vu », lui rétorquai-je.
Le carton était une invitation à assister à la première du Barbier de Séville, au TNM. Comprenez-moi bien : la première pièce de théâtre que j’allais voir de ma vie mettait en vedette Benoit Brière, était montée par René Richard Cyr, et je devais la « critiquer ». En ondes. En direct. Coucou l’imposteur ! Pourtant, l’exercice fut somme toute agréable, et le réalisateur de l’émission me demanda de récidiver.
Avance rapide : on se retrouve plusieurs mois plus tard. Je décrochai un nouvel emploi. Cependant, mon nouveau poste faisait en sorte qu’animer une émission de radio pouvait me mettre en position de conflit d’intérêts. Je devais donc cesser l’animation : c’était une des conditions sine qua non pour obtenir le poste convoité. J’y ai réfléchi, et j’ai demandé à mes futurs supérieurs de conserver la critique théâtre. Jusqu’alors, le sixième art ne faisait pas partie de leur chasse gardée ; je pus continuer de parler théâtre durant quelques mois, par téléphone, à la radio.
J’atteignis vite les limites de l’exercice. Mais comment continuer de parler théâtre sans l’apport de la radio?
Oh. Cher ami, chère amie, je me dois d’être absolument honnête. Si j’appréciais beaucoup le temps d’antenne que j’avais pour faire la chronique théâtrale, et que je commençais somme toute à apprécier ce nouveau mode d’expression dans ma vie, c’était surtout, à ce moment-là, pour me permettre d’inviter une charmante rousse que j’avais rencontrée. Un prétexte artistique pour un rendez-vous amoureux. Elle fut d’un immense secours, s’occupant de faire mon éducation théâtrale, jusqu’à me faire comprendre, du moins un peu, ce nouveau langage dont j’appréciais la musicalité et l’esthétisme sans les comprendre véritablement. Je me sentais comme l’aveugle frappé d’une épiphanie alors qu’Amélie Poulain lui explique tout ce qui l’entoure – vous vous souvenez de cette scène ?
Comment, donc, continuer d’amener la rouq…. continuer de parler théâtre sans avoir accès à mon médium de prédilection? La réponse se trouvait en ligne. Nous sommes en 2001, il y a donc 22 ans. On entrait alors dans l’Internet 2.0, cette petite révolution qui permit aux Internautes de créer leurs propres pages Web. Cela ne fait que vingt-deux ans, et j’ai l’impression de parler des années 50, c’est fou… Mais bon, bref. C’est en cherchant un calendrier en ligne pour préparer mon horaire que je me suis rendu compte qu’il n’en existait pas. Le cinéma avait pourtant cinemamontreal.com, pourquoi pas le théâtre ? Pire, certains théâtres institutionnalisés n’avaient même pas de site web. Jusqu’ici, j’écrivais à la main, dans un cahier, les dates de représentations de toutes les pièces de la métropole. Je me suis dit : pourquoi ne pas en faire profiter les autres ?
C’est ainsi que j’ai créé, autour de juillet 2001, MonTheatre.qc.ca, le premier calendrier en ligne qui allait regrouper toutes les pièces de théâtre à l’affiche à Montréal (si certains vous disent que Rendez-vous Théâtre du CQT fut le premier calendrier, détrompez-vous, MonTheatre était là bien, bien avant).
Alors que je mettais en ligne mon calendrier, je me disais qu’il serait l’outil parfait pour remplacer la radio. C’est ainsi que je commençai à publier des critiques sur « l’autoroute de l’électronique ». À l’époque, les blogues n’existaient pas (encore). Il était difficile d’expliquer aux gens ce que je faisais, et qu’on me prenne au sérieux. Ce fut un combat de tous les instants que de promouvoir, faire connaître et défendre la réputation de MonTheatre.
Peu à peu, je gagnai une manche. Puis une autre. Mais quand j’avançais de deux pas, je reculais systématiquement d’un. Un agent des communications de l’Association québécoise du théâtre (AQT), qui s’occupait, entre autres, de la promotion du théâtre (qui se souvient du Gala des Masques?), avait même eu le culot de me dire que je n’avais « pas d’affaire à créer, voire à maintenir un site web sur le théâtre ». C’est vous dire à quel point je partais de loin.
J’ai eu la chance d’avoir quelques allié.e.s ; je pense à Rosemonde Gingras, à Isabelle Bleau, à Karine Cousineau, à Valérie Grig… qui n’ont jamais refusé que l’on assiste aux spectacles qu’elles représentaient.
Couvrir pour MonTheatre.qc.ca fut une expérience exceptionnelle. De nombreuses anecdotes fusent dans ma tête au moment où je vous parle. Assister à mon premier presque in situ sur le toit du Théâtre d’Aujourd’hui pour Jocelyne est en dépression d’Olivier Choinière ; déambuler dans le Centre-Sud, les écouteurs sur la tête, dans des appartements malfamés, des ruelles glauques et un hôtel de passes ; cette panne de courant, en plein milieu du solo de Sophie Cadieux lors de la représentation devant médias de Cette fille-là à La Licorne ; la suspension d’un autre solo par l’auteur lui-même, Larry Tremblay, qui se leva pour faire signe à l’actrice d’arrêter un moment, puisque « une dame (du public) ne se sent pas bien »… Sa voisine de siège venait de faire un malaise. Arrêt du spectacle, ambulance, tout le tralala. Cette pièce de Gogol, Le journal d’un fou, mettant en vedette l’excellent Jean-Robert Bourdage, mais donnée devant 4 spectateurs ; offrir mon +1 à Julie McClemens ; voir triompher Denis Lavant dans La nuit juste avant les forêts à l’Usine C, dans une scénographie d’Enki Bilal (le fan de BD que je suis jubilait) ; le sacre de King Dave, aux Masques, alors que son créateur indique en pleine télé que seulement deux journalistes avaient vu le spectacle (j’étais l’un d’eux) ; cette chance unique de voir La trilogie des dragons et d’en jaser à l’entracte durant un bon 20 minutes avec nul autre que Michel Tremblay.
Je me souviens exactement du moment où le déclic se fit en moi, cette décharge électrique qui enfin me permit de connecter avec le théâtre. Car plusieurs spectacles, au début des années 2000, pouvaient être assez hermétiques. Cela se fit donc en deux parties : d’abord dans l’intime, à La Licorne, lors de la représentation de la pièce Le rire de la mer des Éternels pigistes. Ce fut la première fois que je pleurai à chaudes larmes dans une salle de spectacle. Je ne remercierai jamais assez Christian Bégin, Marie Charlebois, Patrice Coquereau, Pier Paquette et Isabelle Vincent pour ce cadeau merveilleux qu’ils auront semé en moi. Puis, peut-être à l’autre bout du spectre, L’Odyssée, de Dominic Champagne et Alexis Martin, qui m’aura à la fois cloué à mon siège et m’aura fait tomber de celui-ci ! Grandiose, souverain, ingénieux : comment ne pas succomber ? C’est drôle, ces deux pièces ont un point commun : la Grèce… La Pénélope du Rire de la mer (de mémoire, le rire de la mer se voulait dans la pièce une traduction libre d’une expression grecque, une allégorie du scintillement du soleil sur les vagues) qui termine sa vie en Grèce… et Ulysse qui ne désire qu’une chose, retourner en Ithaque. Les fondements du théâtre ne viennent-ils pas de la Grèce antique ?
Plusieurs années s’écoulèrent. MonTheatre prenait du galon, se spécialisant même dans le théâtre jeunesse et de marionnettes – me permettant de rencontrer des gens absolument extraordinaires et créatifs, parmi lesquels je compte maintenant plusieurs amis chers. J’ai pu joindre les rangs de l’Association québécoises des critique de théâtre comme premier représentant des médias numériques, d’abord comme membre, puis comme secrétaire et vice-président. J’ai animé, participé et organisé des rencontres critiques post-spectacles. J’ai même été invité à quelques reprises à participer à un cours sur la critique théâtre à l’invitation d’un professeur de l’Université Laval. Mais la renommée de MonTheatre ne se fit ni du jour au lendemain ni grâce à un seul homme. Plus d’une trentaine de personnes signèrent des textes pour le site. Permettez-moi d’en saluer quelques-uns. La première fut une compagne qui aura été d’une aide extraordinaire : Geneviève Germain. En plus d’écrire en français, Geneviève publiait en nos pages des critiques en anglais, dans la langue des spectacles donnés au Centaur, au Mainline et au Segal. Je pense aussi à des collègues maintenant très connues, dont Pascale St-Onge et Rebecca Deraspe. Gabrielle Brassard aussi, qui a fondé deux médias en ligne, soit Ricochet puis Pivot. La journaliste Aurélie Olivier fut aussi de passage parmi nous. Mais trois personnes auront été les vrais piliers de MonTheatre. D’abord, celle qui m’aura permis de créer nos assises à Québec, nous permettant de couvrir les pièces de la Vieille Capitale, Magali Paquin. Elle sera d’ailleurs récipiendaire dès sa première année d’un prix de la critique décernée en partenariat avec le Service de Coopération et d’Action Culturelle du Consulat général de France à Québec et le Théâtre Périscope, qui lui aura permis d’assister aux Rencontres internationales du Festival d’Avignon en 2005. Ensuite, Olivier Dumas, auteur de livres sur le théâtre, qui fut durant quelques années notre journaliste attitré aux entrevues. Méticuleux, à la mémoire phénoménale, Olivier n’avait son pareil pour trouver les liens et les fils rouges de chaque spectacle qu’il critiquait. Puis, celle qui aura assurément fait en sorte que MonTheatre reste en vie aussi longtemps, Daphné Bathalon. D’une curiosité exemplaire, grande amoureuse des voyages (au sens littéraire comme au figuré), à l’intelligence vive et au verbe si agréable, Daphné fut celle qui sauva à plusieurs reprises le site en couvrant moult spectacles, de Montréal au Saguenay en passant par Avignon, qu’elle visita pour le site à plusieurs occasions. Mais je n’oublierai jamais aucune des autres personnes qui auront laissé une trace sur notre site, même si leur séjour, pour certain.e.s, aura été d’une courte durée : Chloé, Geneviève D., Guillaume, Nadia, Odré, Sophie, Yohan, Élisabeth, Eve, Hélène, Sylvie, Sara et Sarah, Ariane, Audrey, Charlotte, Christophe, Cynthia, Helgi, Isabelle, Jennifer, Julie, Laura, Laurence, Marie, Marie-Hélène, Marie-Julie, Marie-Pierre, Marijo, Marine, Marzia, Véronique, Mélanie T et Mélanie V. Alexane, Caroline, Francis, Gabrielle, Marie-Luce, Nathalie, Roxanne… Vous vous reconnaissez, je vous embrasse et vous remercie du fond du cœur.
À l’époque, mes connaissances en web n’étaient pas très éloquentes. Plusieurs versions du site ont existé, les unes sur les autres. J’ai eu la chance et le privilège de compter parmi mes amies une programmeuse dénommée Michèle, sans qui les pages du site auraient été un foutoir sans nom. Au fil des années, le site prenait de l’âge, et il devenait de plus en plus lourd à mettre à jour. C’est ainsi qu’est né Theatre.quebec, son successeur. Monté en WordPress, avec des extensions qui venaient pallier mes connaissances boiteuses, je m’étais dit que le nouveau design allait donner un nouveau souffle au site.
Malheureusement, toute technologie que l’on maitrise de manière approximative finit toujours par lâcher. Ironiquement, c’est ce qui avait fait la renommée de MonTheatre qui céda en premier : notre calendrier. En septembre 2022, nous avions plus de deux cents spectacles inscrits dans notre base de données. En octobre : plus rien ne fonctionnait. C’était le début de la fin.
Vingt-deux ans de couverture, ça use. Certaines années, j’ai vu plus d’une centaine de pièces de théâtre, toutes analysées, toutes critiquées. Bon, certains textes étaient franchement meilleurs que d’autres, j’en conviens, mais je peux compter sur les doigts d’une seule main les papiers que j’ai refusé d’écrire en 20 quelques années de carrière après avoir assisté à un spectacle, pour ne pas nuire à celui-ci.
Vingt-deux ans de couverture, ça fatigue. Ma curiosité s’est effritée avec le temps, et mon plaisir aussi. Ajoutez une pandémie mondiale, la difficulté de recruter de nouveaux journalistes, et vous aurez les indices pour découvrir le fin mot de cette histoire.
Nous sommes au paragraphe 21. Je dois donc annoncer la funeste nouvelle : l’aventure MonTheatre/Theatre.quebec se termine ici. Il n’y aura pas de 23e saison pour nous. Le site ferme ses portes.
MonTheatre et Théâtre.Québec furent des sites qui ont pu faire, avec fierté, la promotion du théâtre au Québec (et au-delà, de Toronto à Avignon en passant par le Saguenay!), grâce à un calendrier, à des critiques, une revue de l’actualité théâtrale, mais aussi de nombreuses entrevues, des entretiens, des articles et même une balladodiffusion de trois saisons. Tout est encore disponible.
Cette tirade, je l’ai écrite pour rendre hommage et remercier toutes les personnes qui ont participé de près ou de loin au site (collaborateurs et collaboratrices, producteurs, productrices, salles, festivals, acteurs et actrices, boîtes de communications…), et vous remercier, lecteurs, lectrices, vous qui nous avez suivis tout au long de ces années. J’aurai eu un plaisir fou à écrire, mais aussi à lire mes collègues et à les publier, avec fierté et honneur, donnant la parole à de nombreux amateurs et nombreuses amatrices de cet art divinement humain, qu’est le théâtre.
»
L’homme essuie une larme.
Il recule doucement pour sortir du faisceau de lumière que crache le projecteur et disparaître dans la pénombre.
Le rideau tombe.
Le site MonTheatre.qc.ca et Theatre.Quebec resteront accessibles durant un certain temps, pour des fins d’accès d’archives.