Avignon, jour 7 – Quitter le party avant minuit

Avignon, jour 7 – Quitter le party avant minuit

C’est chaque fois au dernier jour que je réalise tout ce que je n’ai pas eu le temps de faire, tous les endroits que je n’ai toujours pas visités dans la ville des papes, toutes les conférences auxquelles j’aurais pu assister (106 débats et rencontres se sont tenus au IN!), toutes les terrasses où j’aurais pu m’asseoir et, bien sûr, tous les spectacles que j’aurais aimé voir, mais n’ai pas réussi à caser dans mon horaire. En me levant en ce vendredi radieux (comme l’ont été tous les jours précédents), je me demande si je ne pourrais pas ajouter un spectacle à ma journée, juste pour dire… mais non, j’ai déjà du mal à tenir le rythme de rédaction des critiques et je sais qu’une fois de retour à Montréal et au travail, écrire des critiques d’Avignon sera bien plus difficile.

Pour ces dernières heures à Avignon, j’ai trois spectacles prévus ainsi qu’une visite, celle de l’orangerie de l’hôtel des Galéans des Issarts, visité hier. Je suis bien curieuse de découvrir un des grands jardins privés qui se cachent derrière les rangées de rues minéralisées de la vieille ville. Je commence toutefois la journée en prenant la navette de La Manufacture pour me rendre au « Château de Saint Chamand », finalement un bâtiment municipal, et y voir Déjà, du Collectif Krumple. On doit traverser un petit boisé pour s’y rendre ; ce festival est toujours plein de surprises.

En fin d’après-midi, après m’être imaginée châtelaine à l’orangerie des Galéans, un magnifique bâtiment aux grandes fenêtres laissant passer la lumière au fond d’un jardin où poussent des arbres centenaires, je traverse la rue en direction de La Factory pour découvrir l’adaptation sportive de L’Iliade. J’avoue que l’affiche annonçant un mélange sport-théâtre m’a attirée. C’est un concept que j’avais adoré en septembre dernier aux Écuries dans Agamemnon in the ring, qui revisitait aussi la guerre de Troie. Point de lutte ici, mais du football américain!

En sortant, je fais une trop courte dernière balade dans les rues et grimpe jusqu’au Rocher des Doms pour admirer de loin le mont Ventoux, le pont Saint-Benezet, éternellement inachevé, et pour regretter de n’être pas retournée visiter les jardins de l’abbaye Saint-André, à mon avis un des plus beaux endroits dans les environs. Puis, c’est déjà l’heure du ménage, du vide-frigo, des bagages. L’heure aussi de défaire mon petit « mur avignonnais » personnel dans mon studio, avec les affichettes récoltées en cours de séjour.

Il ne me reste qu’un spectacle en soirée, Black Lights, au IN, et je suis triste que tout s’achève, même sur une bonne note comme celle de cette production de Mathilde Monnier. J’ai l’impression de tourner le dos à un party qui a encore beaucoup à offrir. Au revoir Avignon! J’espère qu’on se reverra bientôt. Et j’espère que vous avez apprécié voyager avec moi cette semaine.

La 78e édition du Festival d’Avignon se déroulera du 29 juin au 21 juillet 2024, soit un peu plus tôt que d’habitude, question de faire la place aux Jeux olympiques.

Déjà, Archéologie de l’éphémère – Habité par ses fantômes

Planté dans un appartement, le spectacle du collectif franco-norvégien Krumple nous invite à un captivant voyage à travers les époques dans une collection de moments du quotidien. Librement inspiré du roman graphique Ici, de Richard McGuire, le spectacle évoque le caractère très éphémère de ces instants d’émotion, de découverte, d’attente ou même d’ennui.

Déjà – Archéologie de l’éphémère se découpe en plusieurs fragments qui enchaînent les années aussi bien que les trouvailles scéniques. De -10 071 à aujourd’hui, en passant par 1975, 1894, 2005 ou même 2327 noyée par les eaux, le collage bondit d’une année à l’autre pour nous présenter ces moments comme autant d’instantanés d’un même lieu, mais qui ne représentent qu’une fraction de seconde sur la grande échelle du temps. Des panneaux lumineux nous servent heureusement de repères au fil de cette épopée qui se dévoile dans une joyeuse pagaille.

Sur scène, un quintette d’interprètes nous transporte d’un tableau à l’autre avec une agilité qui cimente l’ensemble du portrait, malgré les allers-retours dans le temps. Avec eux, on navigue entre fêtes, cambriolages, aménagements, rituels du matin ou soirées près du feu, passage de t-rex, arbre qui pousse ou feuille qui tombe… En quelques changements de costumes et de perruques, réalisés à vue sur scène, les artistes glissent dans leurs rôles en en adoptant la manière et l’air. Peu de paroles sont échangées, tout s’apprécie dans la fluidité de ce ballet minutieusement chronométré au cours duquel les existences se croisent et où les interprètes se frôlent ou évitent de peu la collision entre les temporalités.

Les tableaux que Déjà convoque s’inscrivent dans l’espace comme l’empreinte de meubles sur les murs d’une maison. En filigrane, ils se superposent les uns aux autres tandis que le spectacle, telle une horloge au mécanisme déréglé, nous ramène en arrière ou nous propulse en avant jusqu’au point où les lignes temporelles s’embrouillent et ne forment plus qu’un espace-temps fugace et infini.

Dans ce carrefour, où finalement, seul le public est immobile, la production de Krumple donne à voir la marche inarrêtable du temps. Vertige assuré.

Crédit photo Antero Hein

L’iliade – Dans les vestiaires de la guerre de Troie

Depuis près de 10 ans, les plus grands guerriers achéens et troyens luttent à force égale au nom de la belle Hélène, enlevée à Ménélas par Pâris. Depuis l’Olympe, les dieux observent, commentent et interviennent auprès des humains pour influencer le sort de la bataille au gré de leurs désirs et humeurs. Tout ça a des allures de combat sportif où des champions s’affrontent pour la gloire et l’honneur.

Parmi les récits d’Homère, L’iliade est notablement compliqué à adapter tant il regorge de fils narratifs et de personnages, en plus de se dérouler sur un grand nombre d’années. Le récit de la guerre de Troie fait pourtant partie des histoires épiques régulièrement montées sur scène, notamment pour ses questionnements sur la notion de destinée et son grand potentiel tragique. L’adaptation que nous propose la compagnie française Thespis fait d’ailleurs une belle place aux disputes et dissensions qui règnent entre les guerriers, non sans amorcer une réflexion sur la condition des femmes au milieu de cette pagaille.

La compagnie Thespis a eu la belle inspiration de transposer l’histoire de L’iliade sur le terrain d’un tournoi de football américain, enfin, plutôt dans les vestiaires des équipes, où les tensions, les rivalités et les passions se dévoilent. Achille y ouvre son coeur à son fidèle ami Patrocle, Hector y fait entendre ses récriminations à l’égard de son frère Pâris, qu’il tient responsable de la guerre. Ulysse joue les médiateurs. Et la mascotte à tête de cheval, Aède, se tient dans un coin, témoin de toute l’agitation.

La proposition de Thai-Son Richardier et Lysiane Clément fait la part belle aux confrontations d’égos, que ce soit entre Achille et Agamemnon ou entre les dieux eux-mêmes. Il s’agit toutefois davantage d’une transposition dans le milieu du football que d’une adaptation, l’argument sportif paraissant parfois accessoire au récit. Les décors faits de casiers et, bien sûr, les casques et épaulettes donnent le ton, mais mis à part les réjouissants commentateurs sportifs qui rendent bien compte de la force et de la rage des combats, on sent peu l’importance du football dans l’intrigue.

Quand la production prend plus de libertés, en réinventant par exemple l’Olympe pour en faire une sorte de resort où Zeus ne parvient pas à avoir une minute de paix pour profiter de ses vacances, ou en donnant la parole à Hélène qui n’a pas un mot à dire sur son destin dans le récit d’Homère, elle gagne en force et en pertinence. Bien servie par une distribution qui multiplie les rôles avec une énergie qui semble inépuisable, L’Iliade sportive n’hésite pas à bousculer les thèmes du récit mythologique et à administrer quelques solides placages. On aurait juste voulu qu’elle ose encore plus s’approprier l’histoire.

Crédit photo Thai-Son Richardier

Black Lights – Mon corps, c’est mon corps

Neuf autrices internationales, une série télévisée choc (24 heures dans la vie d’une femme, diffusée au Québec à Télé-Québec) et un fil commun : l’impact physique et mental de la violence faite aux femmes. Qu’elle soit considérée comme « anodine », comme le harcèlement de rue, ou grave, comme une attaque à l’acide, qu’on parle de sexisme « ordinaire » ou d’agression sexuelle, elle laisse des traces et change des vies.

Dispersés sur scène, des troncs et racines d’arbre calcinés témoignent de ces traces imprimées tant sur les corps que les esprits par les regards, les mots, les sifflets, les menaces, les coups. Ils fument encore. La violence aux femmes n’est pas chose du passé.

Inspirée par certains textes de la série télé, la chorégraphe et metteuse en scène Mathilde Monnier a créé un spectacle traversé par un souffle puissant qui porte toute la douleur de ces violences quotidiennes et le poids qu’elles font peser sur les femmes partout dans le monde, à la maison, au bar, dans la rue, au travail… Il y a aussi dans Black Lights toute la force de résistance qui brûle en chacune. La pièce transmet leur urgence de dire, de dénoncer et d’agir, sans faire porter la seule responsabilité de ces tâches aux femmes victimes.

Huit danseuses incarnent les récits sur scène, formant un chœur dont les mouvements décuplent la portée des confidences. Les gestes se répètent en échos ou se déclinent selon les personnalités et expériences de chacune. Les femmes se rassemblent autour de l’une d’entre elles comme un rempart ou pour offrir du soutien, ou s’effacent au contraire pour lui céder tout l’espace. Black Lights est une réjouissante réappropriation de leurs corps par les femmes.

À voir se mouvoir les corps des danseuses sur la scène dressée dans le cloître des Carmes, on ressent le tourbillon d’émotions qui les électrisent. Entre doute, peur, colère, il y a aussi l’envie de disparaître ou celle qui donne l’élan pour frapper, s’indigner, répliquer. Leurs corps se contorsionnent, incapables de décoller du plancher, se protègent ou se projettent pour fendre l’espace avec détermination. Leurs gestes donnent de l’ampleur aux paroles des autrices.

Black Lights interpelle en mettant en lumière des situations tristement familières, du moins à une partie de l’audience. Elles revisitent des situations que l’on comprend par les mots, mais qu’on ressent encore plus fort à travers les corps des interprètes.

Crédit photo Christophe Raynaud de Lage

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