Avignon, jour 4 – Revisiter ses classiques

Avignon, jour 4 – Revisiter ses classiques

Parfois, le hasard fait drôlement les choses. Sans même l’avoir voulu, je me suis retrouvée avec trois classiques littéraires revisités pour ma quatrième journée à Avignon : La ferme des animaux et les mythes de Méduse et d’Antigone, tous trois dans des styles complètement différents.

Le réveil au son des cigales m’a annoncé qu’il faisait déjà chaud, et en mettant le pied dehors, j’ai réalisé à quel point la journée s’annonçait écrasante. Heureusement, mon premier spectacle du jour, en théâtre d’objets, s’est déroulé dans une cour d’école ombragée, sous un mignon chapiteau monté pour le festival. À la Cour du spectateur, tout près de la porte St-Joseph, qui débouche sur le Rhône (et une voie rapide, hélas), plusieurs compagnies solidaires partagent l’espace et les coûts pendant tout le festival. Chaque jour, on y offre un défilé de productions pour le jeune public, qu’il s’agisse de courtes ou de longues formes. Si j’avais plus de temps, j’y passerais volontiers une journée complète. Les affiches à l’entrée font toutes envie.

En après-midi, c’est dans la cour intérieure du Théâtre des Doms que je me suis rendue. Ce théâtre propose lui aussi une programmation alléchante à chaque édition, faite de nombreuses productions belges francophones. Cette année, la ligne directrice est celle de « combats perdus ou gagnés de femmes, et parfois d’hommes, aux prises avec le changement, l’évolution et l’alternative », pour reprendre les mots du programme. Là aussi, plusieurs productions me mettent en appétit, mais je suis aussi ressortie du théâtre avec une grande envie de dévorer une nectarine bien juteuse dans le parc du Verger Urbain V (comme le pape, pas comme le nom trendy d’une brasserie en milieu urbain…). Entre les jeux d’eau, l’ombre des arbres et la vue fantastique sur le palais, j’ai l’impression que ma collation goûte encore meilleur.

Quittant en soirée les murailles de la vieille ville, pour la première fois en quatre jours, pour aller attraper une navette en direction de mon deuxième spectacle du IN, je me suis fait la réflexion que le Festival est vraiment une île. On y vit de théâtre et de (beaucoup) d’eau fraîche dans une autarcie culturelle et une frénésie d’animations qui créent un esprit de village où règne une ambiance de fête permanente. C’est presque avec l’impression d’un retour au nid que je franchis la porte Magnanen dans l’autre sens vers minuit à la fin de cette longue journée, sans doute ma préférée jusqu’à maintenant.

La ferme des animaux : fable politico-OINK

Publié il y a près de 60 ans, La ferme des animaux de George Orwell continue de nous servir une mise en garde plus que d’actualité sur la fragilité de nos libertés et de nos droits face à un équilibre politique toujours à défendre. La compagnie française La fleur du Boucan nous en offre une réjouissante adaptation en théâtre d’objets.

C’est jour de fête à la ferme : les animaux ont chassé le fermier et pris le pouvoir! Mais qu’en faire à présent? Comment réorganiser leur société et s’assurer que tous les animaux soient égaux? En abordant la mécanique du pouvoir et en transposant les travers humains dans la basse-cour, La ferme des animaux montre comment des idéaux peuvent être pervertis et comment une révolution parfois peut mener à un simple changement de maître, à une dictature plutôt qu’à une libération…

Adressée au jeune public, la production trouve le ton juste et la bonne dose d’humour pour séduire les petits comme les adultes. Les longs discours sont raccourcis à l’essentiel et les idéologies en présence bien exposées. Sous le chapiteau de la Cour du spectateur, cette adaptation libre transpose la fable animalière, transformant les cochons en cruches joufflues, l’oie en vase à haut col, les moutons en irrésistibles guimauves ou en combos crackers crème fouettée, et ainsi de suite, jusqu’aux contenants de Poulain et de Vache qui rit qui prennent ici tout le sens de leur nom. Quant aux chiens de garde du cochon dictateur Napoléon, leur apparition fait toute une impression.

Cette relecture de La ferme des animaux déborde en effet de clins d’oeil que les publics peuvent apprécier à différents niveaux selon leur âge et qui contribuent pour beaucoup à la réussite du spectacle. On y retrouve aussi des références à l’actualité, comme à la campagne #BalanceTonPorc (équivalant en France au mouvement #MoiAussi), des bulletins de vote en papiers essuie-tout jetables et de malicieux jeux de mots. Le tout nous est servi par un duo complice, Sara Charrier et Nicolas Luboz, qui ne ménage pas ses efforts ni son énergie pour raconter l’histoire. L’apport narratif des comédiens dynamise la production et les voix qu’ils donnent à chacun de leurs personnages ajoutent encore plus de couleurs à l’ensemble.

À l’image de son affiche écarlate, La ferme des animaux de La Fleur du Boucan se démarque avec éclat parmi la programmation jeune public au OFF d’Avignon.

Crédit photo Léo Arcangeli

Méduse.s – La souffrance derrière le mythe

On connait bien le mythe de Méduse, cette femme à la chevelure de serpents dont le regard pouvait pétrifier en un instant. Sa tête décapitée entre les mains du héros grec Persée fait partie des images les plus célèbres de l’art du Caravage, par exemple, l’icône ayant même été adoptée par la marque de luxe Versace. La compagnie belge La Gang nous invite cependant à mettre en doute nos perceptions en nous demandant si, derrière le mythe légué par un héritage patriarcal, il n’y aurait pas une tout autre histoire à entendre… Méduse, monstre ou victime?

Plutôt que de raconter le récit de la victoire de Persée sur Méduse, La Gang nous fait découvrir le témoignage de Méduse, victime de sa jeunesse, de sa beauté, de ses ambitions, d’une société qui la considère comme consommable. Sur scène, les trois conceptrices du spectacle, Sophie Delacollette, Alice Martinache et Héloïse Meire, incarnent tour à tour la jeune adolescente, insatisfaite de sa vie de fille de pêcheur et aspirant à davantage, comme à devenir prêtresse de la belle Athéna… ainsi que les autres personnages de l’histoire. Leur narration fluide, rythmée par des envolées inspirantes, dont un passage chanté réjouissant, font de Méduse.s un spectacle surprenant à tous les tournants.

Au travers de l’histoire de la Gorgone, c’est aussi celle de filles et de femmes victimes de violences sexuelles que l’on entend en échos. Qu’elles soient Belges, Françaises ou Québécoises, elles ont en commun d’avoir subi, d’avoir eu honte, de s’être senties coupables, de n’avoir pas eu le soutien et la justice auxquels elles auraient dû avoir droit. Comme Méduse, forcée de fuir son île natale après son viol par Poséidon, chassée par Athéna, pointée du doigt par les hommes, crainte et haïe quand elle cherche à se défendre. Les témoignages de ces femmes résonnent à quelques reprises pendant le spectacle, avec beaucoup d’à-propos, d’émotion et de dignité.

L’équipe de création mise aussi sur une conception visuelle et sonore réalisée en grande partie en direct sur scène, avec le soutien des créations sonores de Loïc LeFoll. Un aquarium devient la mer, des chiffons deviennent des poissons qu’on tranche sur le marché, des gouttes luminescentes forment des armées de méduses… et les plis de la chair racontent l’insupportable agression. 

La production fait un travail remarquable : elle crée une caisse de résonance pour les souffrances des femmes abusées dans ce qu’elles avaient de plus intime en racontant le drame vécu par Méduse, qui en devient tristement contemporain. Un spectacle qui secoue et qui mériterait d’être présenté dans les écoles.

Crédit photo Alice Piemme

Antigone in the Amazon – Une lutte éternelle et une héroïne prête à mourir 100 fois

La figure héroïque d’Antigone a traversé les siècles en inspirant des générations d’artistes et de révolutionnaires par sa droiture et son intransigeance. Cette fois, c’est le metteur en scène suisse Milo Rau, directeur du NTGent, qui fait appel à la force et à l’insatiable soif de justice de cette jeune fille idéaliste pour raconter une histoire. Et cette histoire, c’est celle du peuple brésilien vivant dans l’État du Parà, où la jungle amazonienne, et poumon de la terre, est continuellement pillée et saccagée par les grandes corporations internationales.

Rau et son équipe revisitent le mythe d’Antigone, mille fois raconté auparavant, non pas en le transposant au Brésil, mais en se demandant qui sont les Antigone d’aujourd’hui qui continuent de lutter même quand tout espoir semble vain. L’équipe les a trouvées parmi les membres du Mouvement des sans-terre (MST), toujours actif au Brésil aujourd’hui pour que les paysans sans terre disposent de terrains à cultiver.

Antigone, c’est Kay Sara, activiste autochtone de l’Amazonie, mais c’est aussi le leader de la lutte pour les droits des peuples indigènes brésiliens Ailton Krenak, ainsi que les survivants du massacre de la route transamazonienne d’avril 1996 au cours de laquelle des policiers ont tué à bout portant des manifestants pacifiques. Avec la jeune génération, ils poursuivent le combat contre la destruction de la forêt amazonienne. Ils forment le choeur de citoyens témoins du drame d’Antigone.

L’équipe s’est rendue au Brésil pour tourner des scènes de la tragédie de Sophocle avec les membres du MST et des artistes brésiliens. Avec eux, ils ont recréé le massacre sur les lieux mêmes de ces assassinats politiques, une séquence puissante menée par le jeune acteur Frederico Araujo et qui ouvre le spectacle de manière brutale.

Sachant s’effacer pour laisser toute la place au choeur citoyen du MST et aux artistes brésiliens, le spectacle gagne en force du début à la fin. On sent dans le travail de Rau et son équipe le respect et l’admiration pour le courage de ces femmes et de ces hommes, activistes par nécessité. Plus grand que nature sur les écrans de projection placés sur scène, le choeur témoigne de leurs histoires dans leurs langues, que ce soit le portugais ou le tucano. Leur présence est la colonne de cette production.

Le spectacle, créé le 13 mai dernier au NTGent, en Belgique, est traversé par des torrents d’émotion qui font plus d’une fois chavirer le coeur du public, notamment lors de la scène où Antigone cherche à enterrer son frère en dépit de l’interdiction de son oncle, rejouée sur le plateau et dans un nuage de poussière par Araujo.

On sort de la salle profondément ému par la lutte sociale de ce peuple dont l’histoire et le territoire sont marqués par une grande souffrance. Un peuple fier et déterminé à réclamer justice tant qu’il lui restera un souffle de vie.

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