Avignon, jour 6 – Je suis en retard, en retard, en retard!

Avignon, jour 6 – Je suis en retard, en retard, en retard!

Mon équilibre entre spectacles et rédaction de critiques est rompu : j’ai perdu le rythme hier, et depuis je cours après ma queue, comme un festivalier entre deux théâtres dans les rues de la ville. J’ai sans aucun doute exagéré avec trois spectacles par jour, mais malgré ma bonne volonté, je n’ai aucune résistance face à la tentation d’ajouter un nouveau spectacle à mon horaire déjà chargé. Devant un tel étalage de spectacles, je suis l’enfant lâché lousse dans un magasin de bonbons! Drames, vaudevilles, spectacles d’humour, relectures de classiques, essais, jeune public, marionnettes, opéra-rock, pamphlets… il y a vraiment de tout.

Au moins, il fait presque bon aujourd’hui avec le petit vent qui s’est levé la nuit dernière. Les affiches étalées au sol en témoignent. Il y a aussi un nouvel élan, un regain d’énergie dans les harangues des artistes et dans la démarche des festivaliers et festivalières. La fin de la semaine approche et avec elle de nouveaux publics!

Ma journée à moi commence au Théâtre du Buffon, dans le Quartier de La Luna (un regroupement de plusieurs petits théâtres). J’y suis accueillie dans une cour charmante, à l’ombre d’un figuier centenaire. Ce sera le dernier spectacle jeune public de mon parcours avignonnais, car eh oui, je commence déjà le décompte. Dernière épicerie, dernier passage au Rocher des Doms (si je trouve le temps), dernière crème glacée… Et aussi une première : la visite d’un hôtel particulier. L’allure imposante et provençale de l’hôtel des Galéans des Issarts a de quoi impressionner, et l’intérieur est tout aussi intéressant à visiter. Dire que plusieurs autres bijoux historiques se cachent derrière certains hauts murs de la vieille ville sans même qu’on s’en doute! De là, même la rumeur continuelle du festival se fait discrète.

Petit détail – Narration délicate

Spectacle pour le jeune public à partir de 3 ans, Petit détail, de la compagnie toulousaine Rouges Les Anges se construit avec lenteur et délicatesse, un vrai régal pour les yeux.

Dans un désert immense, un petit camion rouge s’arrête. Quand son conducteur ouvre la boîte de son camion, une nuée d’oiseaux s’envole joyeusement vers le ciel bleu. Un seul oiseau reste caché dans le camion, un détail…

Petit détail, adapté de l’album Les oiseaux d’Albertine et Germano Zullo, s’attarde aux petits riens de tous les jours, ceux qui ne sont pas faits pour être remarqués, mais pour être découverts. La production nous amène à voir ces petits détails sans grossir le trait, prenant plutôt le temps de nous inviter à s’arrêter un instant pour les regarder de plus près.

Alliant narration, marionnettes et projections, le spectacle joue en effet avec les échelles de taille. Un grain de sable ne fait pas le désert, mais une pluie de sable oui, un tout petit camion rouge devient de plus en plus grand au fur et à mesure qu’il s’approche de nous, le conducteur du camion passe de la figurine à la marionnette à l’humain de pleine taille… C’est comme si le spectacle nous prêtait des jumelles pour nous permettre d’observer tous les détails. Un fascinant jeu d’échelles.

Sur scène, Denis Lagrâce et Loëtitia Besson forment un duo de marionnettistes et d’interprètes complémentaire, travaillant d’un seul élan à plus d’une occasion, poursuivant d’un même mouvement le geste entamé par l’autre. Sans échanger une parole, ils portent dans un bel ensemble le fin fil narratif de la pièce, que vient rehausser la voix de François Fehner. Mais les vedettes du spectacle sont sans aucun doute les marionnettes et la scénographie de Delphine Lancelle : ses créations de carton et de papier mâché semblent sortir tout droit du livre, comme si l’album prenait vie sous nos yeux.

Un spectacle tout en douceur, porté sur la contemplation, pour faire découvrir la valeur des petites choses.

Crédit photo rougeslesanges.com

all of it – De l’impermanence du temps

En trois courtes histoires, la production du Royal Court Theatre crée trois ambiances totalement différentes, mais tout aussi fascinantes, qui explorent le fil d’une vie, celle de trois femmes. Dans Northleigh 1940, une fille est contrainte de s’occuper de son père veuf dans une maison devenue refuge contre les bombardements, un espace qui limite son imagination. Dans In Stereo, une femme subit soudain une distorsion de sa réalité, son moi avalé et multiplié à travers le temps tandis qu’elle devient simple témoin de toutes ses existences. Tandis qu’all of it explore le fil de vie d’une femme par ses pensées et paroles fugaces, bondissant d’une étape de vie à l’autre, de la naissance à la mort.

Seule en scène dans des postures figées, la comédienne Kate O’Flynn livre une performance exceptionnelle des textes d’Alistair McDowall. Elle nous guide sans faux pas dans ces trois monologues avec une expressivité qui se passe d’effets : elle manie sa voix comme un véritable instrument. Dans In Stereo, elle exécute un ballet extrêmement précis avec des enregistrements audio alors que les existences du personnage se fragmentent. Dans all of it, la voix de la comédienne passe sans effort du babillage de l’enfant découvrant qu’il y a tout un monde en dehors de sa personne, à la libération angoissante de l’adolescence, à l’extatique exploration de la sexualité, à l’étonnante maternité, à la fatigue du train-train quotidien, à la rocaille de la vieillesse et aux balbutiements précédant la mort.

Les trois textes possèdent une dramaturgie qui se tend, se multiplie ou se distord dans un enchevêtrement sonore et narratif que la mise en scène de Vicky Featherstone et Sam Pritchard sait mettre en valeur. La voix de la comédienne résonne dans la boîte scénique étroite d’un salon qui se dépouille peu à peu de ses meubles, puis de ses couleurs et enfin de ses murs. Même la parole semble perdre sa structure en cours de route, tandis que le temps s’étire, se fragmente ou s’emballe.

all of it se savoure dans toutes les nuances de l’écriture de McDowall et une interprétation pleinement maîtrisée par O’Flynn, en particulier dans le dernier des trois textes, qui donne son titre au spectacle.

Crédit photo Manuel Harlan

The Romeo : Comme une vague au ralenti

Dans l’immense cour d’honneur du Palais des papes, le chorégraphe américain et directeur du Zürich Dance Ensemble, Trajal Harrell, prend appui sur la figure mythique du grand amoureux shakespearien pour imaginer une danse, à la fois singulière et multiple : le Roméo.

« C’est une danse qui, en réalité, n’existe qu’avec nous, ici, ce soir, dans l’ici et le maintenant », nous apprend le feuillet distribué par les interprètes au public réuni. C’est aussi une danse qui se reçoit et s’apprécie de façon différente par chacun et chacune dans l’audience, pourrait-on ajouter en voyant plusieurs personnes quitter les lieux en cours de représentation.

Sur la scène presque nue, une structure en treillis rappelle le décor d’un défilé de mode aussi bien que celui d’un jardin élisabéthain. Elle fait de chaque entrée et sortie des artistes un spectacle en soi. Leurs costumes inventifs, pour lesquels les changements se multiplient en 90 minutes, entremêlent les textures, les styles et les époques dans un heureux mélange qui surprend et amuse tout au long du spectacle.

Ce sont toutefois les chorégraphies de groupe en première partie qui retiennent le plus l’attention, quand, comme portés par une vague, les danseurs et danseuses semblent flotter sur scène dans un mouvement constant qui les berce de l’avant vers l’arrière. En équilibre sur la pointe des pieds, juchés sur des talons hauts invisibles, ils interprètent des danses imaginaires sur des airs connus et variés. La beauté de leurs gestes prédomine sur une quelconque narrativité; le spectacle étant bien loin de l’histoire des deux amants de Vérone.

L’ampleur et l’énergie de ces mouvements rythmiques nous plongent dans un état méditatif, et par moments dubitatifs tandis que la langueur nous guette dans la deuxième moitié du spectacle, nettement plus répétitive. Les artistes y défilent interminablement, semble-t-il, sur le catwalk sans qu’un sens se dégage de l’ensemble. Aucune connexion ne se tisse.

The Romeo célèbre avant tout la liberté du corps et du mouvement dans un monde aux codes multiples et complexes. C’est une œuvre bercée par une danse ondulatoire fascinante, mais le défilé de plus d’une heure trente s’égare dans les coulisses d’un bal costumé auquel le public ne paraît pas convié.

Crédit photos : Christophe Raynaud de Lage

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