Retourner au théâtre à l’ombre de la troisième vague
Ai-je bien évalué les risques avant de me porter volontaire pour retourner au théâtre? À vrai dire non, dès l’annonce par le premier ministre Legault de la réouverture des salles de spectacle, alors que notre voisine, l’Ontario, était frappée par une troisième vague, j’ai été la première à lever la main. La vie culturelle me manque comme l’oxygène à un poisson dans un bocal trop petit. Un poisson qui tourne en rond dans son bocal, c’est ce que j’ai été tout l’hiver, entre ma chambre et la cuisine, entre Netflix et le télétravail. Il était temps que je voie d’autres paysages.
C’est après avoir ajouté un premier spectacle à mon agenda que les questions sont venues : les salles ont été autorisées à rouvrir, donc c’est sécuritaire de s’y rendre, mais le gouvernement recommande de limiter ses contacts sociaux… Aller m’asseoir seule au milieu d’un groupe de personnes, avec mon masque, est-ce prendre un petit, un moyen ou un grand risque? Est-ce un risque inutile ou nécessaire? Je soutiens les artistes ou j’aide le virus?
Fidèle à lui-même, le hasard s’est fait ironique. Alors que je m’apprêtais à quitter la maison pour me rendre à La Licorne mercredi dernier, il m’a envoyé dans les dents une conférence de presse annonçant officiellement la troisième vague au Québec et la nouvelle (re)fermeture des théâtres dans des points précis de la province, dont Québec. À peine rouvertes, les salles de Montréal allaient-elles bientôt refermer à leur tour? Mon retour au théâtre après six longs mois d’abstinence ferait-il long feu? C’est avec le sentiment d’une gourmande au régime sec retrouvant un plaisir éphémère que j’ai ensuite marché vers le théâtre de la rue Papineau avec, dans les oreilles (parce que pourquoi pas) un balado sur les origines brooklynoises de Pfizer.
À La Licorne, tout est fait dans les règles, et on vous fournit le masque médical si vous avez oublié le vôtre. J’avais bien le mien, j’ai vérifié quatre fois en chemin. Revoir des (moitiés de) visages familiers que je n’avais pas vus depuis un an m’a paru étrange. Comme à l’automne, je n’ai pas traîné dans le hall, ce n’est pas permis, et j’ai gagné ma place. Une fois assis, on ne se lève plus. À deux fauteuils de distance, faire la conversation avec mon voisin aurait dû avoir un petit quelque chose de farfelu, mais ce vide entre les autres et moi me paraît presque naturel maintenant.
Dans la salle clairsemée pour cette première « à guichets fermés », j’ai senti la fébrilité des spectateurs. Le directeur artistique et général de La Licorne, Philippe Lambert, nous a souhaité la bienvenue : « Merci d’être là. » J’aurais eu envie de répondre avec les premiers mots du personnage incarné par Guylaine Tremblay sur la scène ce soir-là : « Que ça fait du bien! Juste d’être ici. »
J’ai savouré chaque minute de cette représentation où je n’ai pas été déconcentrée par mes chats, par l’attrait du cellulaire, par des publicités, par la vaisselle à laver ou le ménage à faire, où je n’étais plus assise devant mon écran, mais devant quelqu’un de bien vivant. Toutes sortes d’émotions, pas nécessairement liées à la pièce, ont remonté. Est-ce que vous aussi vous avez maintenant un peu envie de pleurer parce que quelqu’un respire sur scène?
Une heure quarante plus tard, j’aurais voulu prolonger le plaisir, mais la contrainte du couvre-feu a rapidement poussé tout le monde vers la sortie. Tandis que, soulagé, mais le cœur sans doute serré, M. Lambert nous disait « À la prochaine », je n’étais sûrement pas la seule à penser qu’il s’agissait peut-être d’une unique liberté avant un reconfinement.
J’ai pressé le pas pour rentrer chez moi, avant que marcher dehors ne devienne illégal. À 21h25, je glissais la clef dans ma porte avec le sentiment d’avoir joui d’un plaisir illicite en période de prohibition. Combien de spectacles puis-je coincer dans mon agenda avant que le couperet ne retombe? La pandémie a exacerbé, confirmé ma dépendance à l’art, et j’ai besoin de retrouver le théâtre encore et encore et encore.