Au sujet de la dépossession…
Par Daphné Bathalon
MonTheatre couvrira cette année quelques lectures du JAMAIS LU 2015, voici la critique de Réserves — Phase 1 : la cartomancie du territoire.
On connaît Philippe Ducros pour son verbe acéré et sa plume mordante. On connaît la force et la charge sociale portées par ses pièces, comme Dissidents et L’affiche (d’ailleurs écrite à la suite d’un voyage en Palestine). Avec son nouveau texte, Réserves — Phase 1 : la cartomancie du territoire, l’auteur, acteur et metteur en scène trace le bilan de ses voyages et séjours dans différentes communautés amérindiennes du Québec, de Montréal à la Côte-Nord, du Saguenay à la Gaspésie. Avec ses mots, l’auteur traverse un territoire qu’il croit connaître pour aller à la rencontre de ceux qui étaient là bien avant nous, mais qu’on a regroupés dans des réserves, cachées loin des autoroutes ou piétinées par elles et qu’on traverse sans ralentir. Lui s’est arrêté pour parler à ceux qui y vivent, certains l’ont accueilli à bras ouverts, d’autres en fermant toute voie de communication.
« Cachés derrière le paysage qui nous porte, qui nous façonne, éparpillés en lui, il y a des gens qu’on a tenté d’assimiler, de nier. Chassés, blessés à l’âme, à la moelle, ils guérissent tant bien que mal. Ils reprennent des forces en des restants de territoire, enfouis creux dans les placards de notre histoire : les réserves. […] À l’hiver 2015, j’ai décidé d’arrêter de détourner le regard, d’aller voir, avec l’intuition qu’à travers eux, je comprendrais mieux, je comprendrais ce qui se passe derrière le paysage de notre modernité, derrière ces pipelines qu’on veut greffer à ses veines, ce pétrole qu’on s’injecte et cette mémoire qu’on coupe à blanc. »
À partir de ses rencontres et expériences de voyage, Ducros signe un texte vibrant. Si le ton se fait parfois trop accusateur – l’auteur pointant tour à tour notre ignorance volontaire et collective du passé, notre indifférence, le pouvoir accordé aux minières et autres exploiteurs de ressources, le manque d’autorité du gouvernement… – cette Cartomancie du territoire sait également émouvoir et secouer.
L’auteur pointe également les pensionnats autochtones, pensionnats prisons, où on a tenté d’arracher à leur culture les enfants des Premiers Peuples, à gommer leurs origines et à faire disparaître leurs langues. Ducros nous contraint à regarder la réalité en face, celle des réserves, parfois très proche du tiers-monde, de ces femmes des Premiers Peuples disparues ou assassinées dans le silence des autorités et du public. Ducros n’évite aucun sujet, abordant aussi les problèmes les plus connus des réserves : le taux d’alcoolisme, de délinquance et de suicide. Mais l’auteur va au-delà des chiffres (nécessaires pour prendre conscience de cette réalité) pour donner la parole aux témoins qu’il a rencontrés pendant son périple. Sur scène avec lui, le comédien Marco Collin et l’auteure-compositrice-interprète Kathia Rock (solide), tous deux d’origines autochtones, livrent le texte en français et en innu.
Car avant de parler d’appartenance, il convient d’abord de parler de dépossession : celle, historique, des Premiers Peuples depuis l’arrivée des Blancs, et celle qui a cours aujourd’hui, par les multinationales et les entreprises affamées des richesses naturelles de notre territoire.
Philippe Ducros compte se servir de sa cartomancie du territoire pour créer une nouvelle pièce. Il a déjà là, avec ces carnets de voyage, un magnifique matériau!
« Le paysage est tellement grand qu’on croit pouvoir y cacher n’importe quoi derrière la ligne des arbres. Des coupes à blanc, des cratères miniers, des nations étouffées, des féminicides, et les pensionnats où sommeille l’horreur la plus noire, coupes à blanc dans la mémoire. J’ai fait les CA, les cocaïnomanes anonymes, les NA, les narcotiques anonymes, les DA, les dépendants affectifs anonymes… C A N A D A. Qu’on s’étonne après de voir les survivants de la bouteille et du White Out, la grande blancheur imposée, se faire des peintures de guerre avec l’huile à moteur des foreuses et des tronçonneuses. »