(Critique) Cyrano de Bergerac : I love words, that’s all
Note de la rédaction : supplémentaires au StarCité de Montréal le 26 mars et au Quartier Latin et au Cinéma Galaxy Sherbrooke les 26 et 28 mars, ainsi que les 10 et 15 avril 2020, voir le site de Cineplex
Remarque
Avant de plonger dans la critique de ce Cyrano, présenté dans la série Événements Cineplex De la scène à l’écran, je me dois de préciser que la projection à laquelle nous avons assisté au cinéma Quartier Latin le 20 février a été marquée par de nombreux problèmes techniques. À plus d’une douzaine de reprises, l’image et le son ont été coupés et un fort bourdonnement s’est fait entendre. La projection passait également souvent en basse résolution, ce qui, sur grand écran, ne pardonne pas. Ces problèmes techniques ont été présents dans au moins trois salles au Québec et, plus tôt en journée, de nombreuses projections en Angleterre ont été interrompues. Ces coupures et, encore plus, le bourdonnement très fort, ont rendu plus difficile d’apprécier le spectacle. À noter que, des nombreuses projections du NTLive auxquelles nous avons assisté, c’était la première où nous remarquions de tels problèmes techniques. En espérant que Cineplex décidera de programmer des projections supplémentaires dans les prochaines semaines.
Critique
S’il est une pièce épique qui célèbre la beauté de la langue et l’amour des mots, c’est bien Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand. Oeuvre populaire, qui a rencontré le succès dès sa création en 1898 et qui est encore régulièrement montée aujourd’hui (voir la fiche de la plus récente proposition à ce jour), Cyrano de Bergerac est souvent perçue comme l’histoire d’un amour impossible entre un grand romantique défiguré par un nez aux proportions… dithyrambiques, et une demoiselle enamourée d’un jeune cadet sans éloquence, mais extrêmement beau.
Tout le monde connaît Cyrano de Bergerac, tout le monde a en tête des images de combats à l’épée dans les rues de Paris ou d’une déclaration passionnée sous le couvert favorable de la nuit, nul besoin ici de les rebâtir. Au placard donc les grands feutres, le faux-nez, les capes et les épées, Cyrano est armé de ses mots et nous les sert avec panache!
La production de la Jamie Lloyd Company recentre la pièce sur le pouvoir des mots et de l’imagination. Les vers de Rostand, sous la plume de Martin Crimp, se transposent en spoken word pour mettre en lumière leur force de frappe et leur résonance. Un choix qui, dès l’apparition sur scène de Cyrano (un James McAvoy magnétique et plus écossais que jamais), parait d’une telle évidence qu’on tombe immédiatement sous le charme de la proposition.
Dans la boîte scénique imaginée par Soutra Gilmour – un cube blanc où trônent des micros et un miroir –, la mise en scène de Jamie Lloyd donne tout l’espace aux artistes, qui forment une foule attentive et admirative, une petite cour pour les duels verbaux, les envolées enflammées et les mots brandis comme autant de lames tranchantes. En vers, le texte explore comment les mots façonnent les individus ou la perception que nous avons de soi et des autres.
Lloyd a fait le choix, osé sans doute pour certains, de ne pas miser sur un nez factice pour doter son acteur, bel homme de surcroît, d’un appendice ridicule. Et pourtant, ça marche : sous la haine de Cyrano pour son physique, le mépris ou la pitié dans les yeux de son entourage, et les taquineries de ses camarades, on sent la souffrance de l’homme. L’absence d’artifices nous livre un Cyrano «nu», convaincu de sa laideur et de ne pas pouvoir être aimé. Fragile malgré ses bravades et sa virtuosité à l’épée comme en poésie, le Cyrano de McAvoy et Lloyd est une flamme vive qu’on sent vaciller dangereusement, mais qui a pourtant besoin de la haine (la sienne et celle des autres) pour créer.
Électrisante, érotique, puissante sans jamais être grandiloquente, la performance de James McAvoy mérite bien les éloges qu’elle reçoit de toutes parts. Pendant toute la pièce, l’acteur porte le rôle-titre comme un poète à vif, mais avec une intériorité qu’il ne nous fait entrevoir que par éclats, nous offrant une vue plongeante sur la vulnérabilité de Cyrano, sur sa passion dévorante pour les mots (plus grande même que pour Roxane, qui lui sert de muse) et surtout sur le dégoût qu’il a de lui-même.
À la direction photo pour le National Theatre Live, Tony Grech-Smith tire le meilleur parti d’une mise en scène frontale, où les acteurs font souvent face au public ou lui tournent carrément le dos. Ses judicieuses juxtapositions d’images nous rapprochent des acteurs, se jouent de leurs ombres et de leurs réflexions pour faire apprécier le dialogue scénique déployé sur la scène du Playhouse Theatre, à Londres. En dépit de quelques erreurs de cadrage (la prise d’images se fait en direct un soir de représentation), ce Cyrano de Bergerac se transpose très bien sur grand écran.
La production touche à de grands sujets de société actuels : l’obsession pour notre image corporelle, la maladie mentale, la tyrannie des apparences… Les mots de Cyrano forment un rempart contre la dureté du monde, mais si sa verve est un outil pour faire changer les choses autour de lui, il est aussi un homme démuni qui ne voit qu’une version déformée de lui-même quand il se regarde dans le miroir. Il lui faudra des années pour réaliser qu’il a le droit d’aimer et d’être aimé en retour.
Le tandem Crimp-Lloyd, soutenu par une équipe de création talentueuse, parvient à extirper Cyrano de Bergerac de son attirail épique pour nous offrir une plongée à couper le souffle dans la poésie des mots et l’esprit troublé d’un homme.
Prochaines projections :
The Welkin (National Theatre)
Jesus (Sight & Sound Theatre)
Le Petit-Maître corrigé de Marivaux (Comédie Française)
Pour voir toute la programmation : cineplex.com
Suggestion de lecture de la rédaction : la bande dessinée Edmond de Léonard Chemineau, d’après la pièce d’Alexis Michalik