Jamais Lu 2022 : Ensaf attend – Pénélope attend toujours

À moins d’avoir vécu sous une roche ces dix dernières années, impossible de n’avoir jamais entendu parler de la triste histoire de Raif Badawi, ce blogueur emprisonné en Arabie saoudite pour avoir revendiqué, entre autres, la séparation de la religion et de la politique dans ce pays ultraconservateur. On connaît moins l’histoire d’Ensaf, sa femme, qui l’attend fidèlement depuis dix ans au Québec, telle une Pénélope des temps modernes attendant son Ulysse.

C’est à l’histoire de cette femme fière, issue d’une famille traditionaliste au sein de laquelle les femmes sont sous l’autorité de leur père, de leurs frères ou de leur mari, que l’autrice Roxane Loumède s’est intéressée après être tombée par hasard sur le livre Mon combat pour sauver Raif: Le témoignage de la femme du blogueur saoudien condamné à 1000 coups de fouet.

Sous la forme d’entrevues et d’épluchage d’archives, Ensaf attend, mis en lecture par Geneviève Gagné, met en scène trois Ensaf Haidar à travers le temps, les médias d’ici et d’ailleurs, et finalement à travers les mots qu’elle confie elle-même à l’enregistreuse de l’autrice.

Il faut un certain temps pour visualiser la dynamique du texte de Loumède dans la simple mise en lecture, mais cette narration chorale se révèle payante au bout du compte, nous donnant à la fois un aperçu du travail de recherche et de la démarche de l’autrice sans nous couper des témoignages émouvants d’Ensaf. C’est toutefois quand on plonge dans les souvenirs de la jeune fille puis de la jeune femme que le texte parvient le mieux à nous captiver. Ensaf qui s’émancipe grâce à un appel au mauvais numéro, et qui plus elle goûte à la liberté, plus elle se bat pour l’obtenir et la conserver. L’histoire est aussi celle d’une épouse aussi, d’une mère et d’une porteuse d’espoir ; une histoire qui fait écho à celle de milliers d’autres réfugiés au Québec. Son combat sans fin pour faire libérer son mari résonne d’autant plus fort qu’il parle aussi des politiciens et dirigeants qui l’ont laissée tomber au fil des années.

Sofia Blondin, Nadia Essadiqi (émue par sa lecture) et Elkahna Talbi se partagent le rôle d’Ensaf pour cette lecture, livrant avec sobriété un texte en courtepointe, entre souvenirs, extraits de presse, démarches de l’autrice et informations factuelles tirées de pages Internet. On sentait une certaine fébrilité dans la lecture, sans doute en partie attribuable à la présence d’Ensaf Haidar dans la salle, mais plus l’heure avançait, plus elles nous ont embarqués dans leur récit, guidées par le texte de Roxane Loumède, la conception sonore de Laure Anderson et la narration d’Ariane Lavery.

Il manque, bien sûr, un heureux épilogue à cette histoire, une scène au ralenti peut-être dans laquelle Ulysse retrouve enfin Pénélope après une absence de dix ans. Mais si Raif a fini de purger sa peine de prison en mars dernier, il est toujours bloqué en Arabie saoudite pour dix ans de plus. Et Ensaf continue d’espérer : « Si j’arrête d’avoir de l’espoir, je n’ai plus rien. »

Une leçon de courage et de détermination, chaudement applaudie par le public du Jamais Lu.

Photo David Ospina