par Daphné Bathalon

Pour sa première production, le Théâtre les Muses aux lierres a choisi d’élire domicile dans un lieu pour le moins inhabituel : les toilettes d’une école primaire. Naturellement froid, le lieu éclairé d’une lumière crue se prête bien peu à la représentation théâtrale. Et pourtant, Intimité publique, de la jeune compagnie fondée en 2012 par Mélanie Chouinard, Nadia Desroches et Maryse Tremblay, toutes trois diplômées de l’UQAM, y crée une niche dévoilant les confidences d’une femme perdue. La toilette, lieu de sécurité éphémère, où l’on peut trouver refuge l’espace d’un instant, pour respirer, pleurer, s’épancher, à l’abri dans une cabine, derrière une porte close et où personne ne peut plus nous voir.

intimite-publique-affichePrésentée à l’occasion du Festival FRINGE, qui se déroule jusqu’au 23 juin, à Montréal, Intimité publique porte sur la quête identitaire d’une jeune femme qui cherche à se définir par rapport aux autres (affronter leur regard et leur jugement), par rapport à sa mère (une coincée affective), mais aussi par rapport à elle-même, à ses mensonges et à sa volonté d’être comme les autres tout en préservant son caractère unique. « T’es plus personne, tu ressembles à tout le monde », s’accuse-t-elle. Le personnage de l’Auteure, interprétée par Marie-Noëlle Doucet-Paquin, nous raconte sa quête comme elle ferait une thérapie, cherchant à rassurer une version d’elle-même plus jeune, ou à s’inciter à cesser de refouler ses émotions.

La metteure en scène Mélanie Chouinard a fait un excellent travail dans cet espace atypique, occupant pleinement les lieux : toutes les surfaces libres deviennent un tableau pour les mots graffitis de la jeune auteure et narratrice. Les cabines se transforment en ultime refuge, en isoloir, en confessionnal, la fontaine centrale elle-même joue un rôle dans cette histoire. La mère de l’auteure s’y perche, juvénile pour encore quelques instants, alors qu’elle y découvre les résultats de son test de grossesse et y prend la décision de masquer toutes ses émotions à l’avenir, de tout bloquer par en-dedans, pour protéger son enfant à naître. Malgré l’invitation initiale lancée par l’Auteure, le public demeure toutefois gauchement immobile, n’osant trop se déplacer, même si une comédienne dissimulée parmi le public tente de l’inciter à occuper l’espace en changeant elle-même plusieurs fois de position.

Par volonté de dialoguer avec les spectateurs, la troupe les invite à rester après la représentation pour une discussion avec les artistes. Mais Intimité publique joue peu sur le possible inconfort du public pendant la représentation. À certains moments, la production brusque pourtant les spectateurs de belle façon, les forçant à s’écarter pour laisser passer une comédienne, qu’on croyait faire partie du public, ou les invitant à écrire à leur tour sur les murs. À quelques reprises, les comédiennes établissent un contact direct avec les spectateurs, mais à d’autres moments, le quatrième mur semble séparer hermétiquement l’aire de jeu du public, se dressant comme un rempart qui crée une distance avec l’Auteure. On passe donc d’une situation de promiscuité, de confrontation ou de confidences, où l’on se sent très près de l’auteure et très sensible à son discours, à d’autres scènes où on est rejeté dans le siège du spectateur. Il y a pourtant beaucoup de force dans la manière dont la metteure en scène contraint le public à endosser le rôle de juge.

Le texte de Maryse Tremblay se révèle foisonnant de belles images et de formules poétiques. Quelques moments au souffle porteur soutiennent bien la trame, mais la pièce manque encore un peu de vigueur et d’énergie, comme si la troupe n’avait pas poussé assez loin son étude du mal-être identitaire de cette jeune femme et que les comédiennes hésitaient sur le ton à adopter.  Pourtant, dans l’ensemble, elles livrent bien le texte, lui insufflant la juste dose de fragilité et de sensibilité à fleur de peau. Andréanne Daigle, en adolescente mal dans sa peau puis en femme « bloquée » par son trop-plein émotif, offre d’ailleurs une interprétation sentie, faisant vibrer le public à l’unisson de ses confidences, et n’hésitant pas à plonger son regard dans celui des spectateurs à plus d’une reprise. Il y a indubitablement des liens qui se créent entre ces femmes fragiles et le public. Les mots coincés dans leur gorge explosent soudain sur les murs aseptisés de cette toilette publique, sur les murs des cabines, sur le carrelage, au-dessus des urinoirs, partout… Et on a envie de les entendre, ces « mots clafoutis ».

Le choix de toilettes publiques comme lieu de représentation n’est pas anodin; un tel lieu, exigu et dans lequel on ne fait généralement que passer, devient pendant trois quarts d’heure un lieu de dialogue et d’ouverture. Bien que portée par un texte inspirant, la compagnie aurait pu pousser encore plus loin son appropriation de l’espace et miser sur la cohabitation forcée avec le public pour approfondir son traitement. Ironiquement, car ces lieux sont leur propre caisse de résonance, le texte aurait alors fait naître plus d’échos en nous et s’y serait ancré plus profondément.

Le Théâtre des Muses aux lierres a choisi le risque; on applaudit son audace, mais en sortant des toilettes, on aurait envie de dire aux créatrices : « Osez; vous avez les bons mots pour le dire, alors osez aller plus loin dans vos gestes! » Car, bien que sensible et pertinente, Intimité publique demeure une production encore bien sage.

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