Par Daphné Bathalon

Voilà deux ans déjà, je descendais du train à la gare centrale d’Avignon pour me replonger avec plaisir dans la foule bigarrée qui fréquente la vieille ville en ce mois le plus chaud de l’été. De retour en ville depuis samedi 11 juillet et désormais bien installée dans un appartement avignonais à deux pas du palais des papes, je prends le pouls du festival et de son off. Les circonstances sont particulières cette année en raison de l’accord du 22 mars, voté par le gouvernement de François Hollande, qui réduit certains acquis sociaux. Dans les rues d’Avignon, quelques passants portent le carré rouge emprunté aux étudiants québécois, pas comme on brandirait un étendard de la cause, mais plutôt en discret rappel de la lutte que mènent actuellement les intermittents du spectacle contre cette mesure impopulaire (en savoir plus ici).

avignon2La vie festivalière continue pourtant de battre son plein comme si rien ne pouvait l’arrêter : les rues résonnent des harangues des comédiens qui «tractent» du matin au soir, des exclamations des touristes qui cherchent leur chemin, carte en main, des tintements des couverts en terrasse et des bruits ordinaires de la ville. Au détour des trottoirs et des places publiques achalandées, j’entends parler français, allemand, anglais, espagnol et même mandarin. Transformée en véritable théâtre du monde l’espace du mois de juillet, Avignon revêt de nombreuses couleurs. En battant le pavé, j’y croise tour à tour de joyeux naufragés, des dames vêtues de dentelle, des moines en prière, des juges emperruqués, un père Noël et ses lutins, Dorante et Célimène, Richard et Henry, chanteurs et danseurs… une faune bigarrée qui anime la cité des papes.

avignon1Le soleil du Sud brille inlassablement sur Avignon, que les spectateurs fuient néanmoins pour se réfugier dans des salles sombres et climatisés. Ils y découvrent le travail des centaines de compagnies venues de tous les coins de France et parfois de plus loin. Chaque jour, plus de 1300 spectacles sont offerts au OFF en plus de la centaine de spectacles et ateliers du IN. Quand on parle de l’embarras du choix… Le guide du OFF propose à lui seul tout près de 400 pages. J’ai passé une partie de ma première soirée en ville, samedi, à l’éplucher pour tenter de construire mon horaire des prochaines journées. Pas facile de choisir parmi l’offre et surtout pas facile de tout coordonner. Encore une fois, j’ai fait ma sélection au petit bonheur la chance. Ça m’a plutôt bien servie par le passé.

Au premier jour
Dimanche 13 juillet 2014

C’est aujourd’hui que commence véritablement mon parcours de festivalière. Le réchauffement d’abord avec une pièce du OFF, Les 7 jours de Simon Labrosse, par la Compagnie Cavalcade au théâtre de poche Isle 80. La Québécoise Carole Fréchette, l’auteure de ce texte joué avec succès à La Licorne il y a plus d’une dizaine d’années, semble une auteure bien populaire parmi les compagnies françaises : pas moins de trois de ses textes seront joués cette année (La peau d’Élisa et Jean et Béatrice sont les deux autres). Il faut dire que le texte des 7 jours de Simon Labrosse traite du chômage et des effets de l’économie sur la vie des gens, sujet qui touche de près aussi bien les Français que les Québécois, peut-être encore davantage les Français ces temps-ci…

Simon est en effet sans emploi, mais cela ne le décourage pas car il est plein de bonnes idées. Pendant sept jours, il tentera de les mettre en application, et ce sont ces journées hautes en couleur qu’il nous raconte aujourd’hui avec l’aide de deux amis, Nathalie à la vie intérieure passionnante et Léo qui ne peut formuler un seul mot positif depuis qu’il a reçu une brique sur le cortex. Tour à tour, Simon se fait finisseur de phrases, cascadeur émotif, spectateur personnel, flatteur d’ego et même allégeur de conscience (vous souhaitez arrêter de vous inquiéter de la guerre dans le monde ou d’environnement? Simon est là pour s’en soucier à votre place!). Chaque bonne idée de Simon donne lieu à des séquences cocasses où ce trentenaire sensible peine à trouver sa place dans le monde.

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Crédit: O. Gendrin

Le spectacle commence avant même l’entrée en salle : un Simon Labrosse nerveux nous accueille, son actrice n’est pas encore arrivée, mais il nous invite à nous installer. Le succès de cette pièce tient d’ailleurs avant tout et surtout à la sympathie dégagée par le personnage de Simon. Stéphane Benazet s’en tire plutôt bien, nous faisant sourire à plusieurs reprises, particulièrement dans les moments où son spectacle dérape dans des directions imprévues et où l’émotion prend le dessus sur la poésie qu’il souhaite insuffler à sa vie. La mise en scène de Sylvia Bruyant (Nathalie) joue habilement de l’inventivité et de la débrouillardise de Simon, proposant un spectacle qui, sous des dehors brouillons et amateurs, se révèle bien maîtrisé. La metteure en scène sait même utiliser à son avantage l’étroitesse des lieux en occupant totalement l’espace, de la scène au minuscule balcon, en passant par l’escalier en colimaçon et la toilette. Sa Nathalie, très centrée sur son (riche) intérieur, et le Léo dépressif de Delry Guyon font un beau contrepoids à l’univers plein d’espoirs de Simon. Les deux comédiens incarnent tous les personnages féminins et masculins dans la vie de Simon : leur interprétation d’un couple de personnes âgées préoccupées par le sort du monde est particulièrement réussie.

Dans l’ensemble, la Compagnie Cavalcade propose une version sympathique et drôle de ce texte de Carole Fréchette, écrit il y a déjà plus de 15 ans (et toujours tristement d’actualité), mais peine à faire ressortir le côté dramatique de ce chômeur diplômé qui vit en marge de la société. Une société pas conçue pour les sensibles et les naïfs comme lui… On reste donc malheureusement en surface de ce très beau texte.

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En soirée, la pluie s’est mise de la partie, mais rien pour arrêter la représentation du Prince de Hombourg dans la Cour d’honneur du palais des papes. Le spectacle, qui devait ouvrir le festival le 4 juillet dernier, n’avait pu être présenté comme prévu car les membres de la production avaient voté pour la grève. Mais en ce dimanche soir, ils se sont présentés sur scène pour livrer un manifeste adressé tant au gouvernement qu’à la population, un plaidoyer pour rappeler la permanence de l’art dans la société. « Ce soir, notre manière de lutter est de jouer », ont-ils précisé avant de commencer le spectacle.

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Crédit: Christophe Raynaud de Lage

Le prince de Hombourg ne ressemble en rien aux autres généraux : le jeune homme souffre de crises de somnambulisme, s’interroge sur l’importance d’obéir aux ordres et passe beaucoup de temps à rêver et à penser. Quand, en plein coeur de la bataille contre les Suédois, il désobéit et sonne la charge avant d’en avoir reçu l’ordre, il mène pourtant un assaut victorieux. Une victoire sur l’ennemi qui lui vaut une condamnation à mort en cour martiale. Sa désobéissance est-elle une trahison ou un acte de bravoure, mérite-t-il de mourir ou faut-il le célébrer en héros? Le texte de Kleist pose des questions encore brûlantes d’actualité.

@ Christophe Raynaud de Lage
Crédit: Christophe Raynaud de Lage

Il y a plus de soixante ans, Jean Vilar osait monter ce texte de Heinrich Von Kleist en ouverture de festival, un spectacle qui a durablement marqué les esprits. La proposition du metteur en scène italien Giorgio Barberio Corsetti réussit-elle à s’imposer? Hélas, pas vraiment. Ce Prince de Hombourg, bien qu’impressionnant, ne convainc pas. La principale faiblesse de la production est de demeurer beaucoup trop sage. Corsetti n’a en effet pas réussi à tirer pleinement profit du potentiel que recèle la magnifique Cour d’honneur ou à donner de l’ampleur à sa mise en scène. À quelques exceptions près, les dispositifs scéniques manquent d’ambition : au sol, deux plateaux de jeu situent les différentes actions, et, en hauteur, les comédiens apparaissent par moments aux fenêtres de la cour. Une bien faible utilisation de cet immense et riche espace… Sur le mur de scène, quelques projections illuminent parfois l’ensemble, mais rien de comparable à ce que l’Anglais Simon McBurney nous avait offert en 2012 avec Le maître et Marguerite. Les praticables et escaliers que les comédiens déplacent à plusieurs reprises alourdissent par ailleurs le spectacle, créant des temps morts qui minent le rythme de l’histoire.

On ne peut cependant que saluer le grand talent de l’impressionnante distribution réunie par Corsetti, à commencer par l’interprète principal, Xavier Dallais, qui donne à son prince de Hombourg une teinte décalée, quasiment lunaire. D’abord présenté comme un être fragile et amoureux, le prince se révèle en cours de route spirituel et courageux. Dallais joue admirablement sur plusieurs tableaux, donnant à voir un être mal dans sa tête et dans son corps, et qui s’insère difficilement dans le monde militaire qui l’entoure. À ses côtés, Anne Alvaro en Électrice offre une performance vibrante, elle qui ouvre la représentation par un discours émouvant, perchée à une haute fenêtre.

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Crédit: Christophe Raynaud de Lage

Malgré ses faiblesses, Le prince de Hombourg monté par Corsetti offre de bons moments et a la qualité de faire entendre un grand texte de la dramaturgie allemande, qu’on a peu souvent la chance de voir sur scène, encore moins sur la scène montréalaise.

À demain !

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