Entre les lignes de Québec en toutes lettres – 1e partie

par David Lefebvre

Du 29 septembre au 8 octobre 2016, notre rédac’ chef David Lefebvre se transforme en « véritable festivalier » et assistera à une dizaine d’événements du Québec en toutes lettres. Thème de cette année : le polar et le roman policier.

Compte-rendu 1 – À voix basse – les écrivains et le jazz ; Nuit au cimetière ; Plus haut que les flammes / Cristal automatique.

Le noir dans toute sa splendeur : voici le thème de cette 7e édition du Québec en toutes lettres (QETL), festival de littérature des plus foisonnants et des plus stimulants. France, Suisse, Haïti, Québec et Canada : le festival se veut cette année essentiellement francophone pour célébrer le côté sombre de la littérature, un genre qui « fouille les aspects troubles et dérangeants de l’humanité », selon le directeur artistique de l’événement, Bernard Gilbert. Ni exclusive ni sectaire, la présente édition s’expose en récital, en musique, en poésie, en événements spéciaux (et même en mode gastronomie) pour mieux embrasser le thème de cette année.


ARCHAMBAULT / PÉAN : À VOIX BASSE – LES ÉCRIVAINS ET LE JAZZ

C’est sur une note bleue foncée que le premier soir est lancé. Nombreux sont les festivaliers qui répondent à l’invitation de Gilles Archambault et Stanley Péan à assister à une discussion-concert sur le thème des écrivains et leur rapport au jazz, un genre musical que les deux animateurs apprécient particulièrement. Installés dans la magnifique chapelle désacralisée du Musée de l’Amérique Française, Archambault et Péan, en toute intimité, aborderont avec plaisir leur parcours professionnel – à la radio et comme auteur – et, inévitablement, leur vie personnelle.

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Un grand piano noir occupe une grande partie du côté jardin. Les lumières se tamisent : Anthony Rozankovic prend place, suivi par le saxophoniste Samuel Blais et le contrebassiste Jean Cyr. Dès les premières notes, l’ambiance devient immédiatement feutrée. Les images nocturnes d’une ville noyée sous la pluie, d’un homme en imper coiffé d’un feutre et d’une cigarette à moitié consommée qui enfume les sens explosent dans nos têtes. La musique agit fortement sur notre imagination – on ne peut que remercier les John Huston et Louis Malle de ce monde. Au cours de la soirée, les standards de Nat King Cole, Duke Ellington, John Lewis et Glenn Miller s’inviteront tour à tour pour nous en mettre plein les oreilles. La chanteuse Stéphanie Laliberté se joindra aussi au trio ; cheveux en cascade sur une épaule, petite robe noire sans bretelle, elle interprétera d’une magnifique voix maîtrisée quelques classiques du jazz, dont Misty, Autumn in New York ou Fine and Mellow.

Après un premier hymne musical que l’on associe dorénavant au sombre, au meurtre et aux mystères, la discussion s’anime. Comment le jazz est entré dans leur vie respective – Archambault confesse avoir découvert ce genre vers 7 ou 8 ans, grâce à un oncle, puis grâce à Sartre. On évoque Oscar Peterson, le Modern Jazz Quartet, Percy Heath et Kenny Clarke pour aborder les nuits du jazz qu’Archambault animait à la radio : 10 heures en direct, avec ses propres disques. Viennent ensuite les clubs (qu’ils ne fréquentent pas, mais qui sont essentiels au jazz, aux polars et aux films noir), l’amour, le bonheur, les femmes : « en tant qu’homme hétérosexuel, on ne connait pas la femme, mais on connait son absence et l’absence d’amour », dira l’homme octogénaire. On cite Stendhal (Je ne suis pas pessimiste, j’aime ce monde horrible) et Jacques Lacan (L’amour c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas). On avoue, du côté de Péan, peut-être aimer mal, après tant de départs.

Crédit photo Marie-Andrée Lemire
Crédit photo Marie-Andrée Lemire

Huit lectures d’extraits de textes savamment choisis pour l’occasion ravissent le public. Les armes secrètes, de Julio Cortazar (dédié à Charlie Parker), Papillon blanc, de Walter Mosley, disciple de Charles E. Wilson, Solia de Jean-Claude Izzo, mettant en scène son flic rebelle Fabio Montale (incarné au petit écran par l’immense Alain Delon), ainsi que quelques textes d’Alain Gerber. Pourtant, les extraits les plus intéressants proviennent des deux comparses de la soirée. Monsieur Archambault nous livre avec beaucoup d’autodérision et un brin de philosophie son Feu Gilles Archambault, texte entre l’oraison et les derniers souhaits. « Ma mort laissera un grand vide, surtout pour moi » dira-t-il. Stanley Péan propose un inédit des plus prenants : Bootleg, mettant en scène son journaliste alter ego Marvin Courage, dans une mystérieuse histoire de disquaire « belle comme une Valkyrie » et d’un 33 tours pirate d’un concert donné à Rome par un musicien disparu. Grâce à sa voix chaude, basse et suave, Péan fait apparaitre les lieux et les personnages avec une facilité des plus déconcertantes.

La mort, aussi, omniprésente dans le polar, est abordée, comme une vérité de l’existence. « Ma santé est scandaleuse », dira Archambault, célébrant cyniquement ses 80 et quelques années. Péan proposera le texte de la chanson By Your Bedside, qu’il a composé pour son amie romancière Hélène Monette, décédée du cancer à un âge déraisonnable. Une chanson qui n’a pas eu à rougir aux côtés des autres standards du jazz de la soirée.

Crédit photo Marie-Andrée Lemire
Crédit photo Marie-Andrée Lemire

Si l’on doit reprocher une chose à la soirée, c’est sa mise en lecture un brin déficiente, trop placée, très radio-canadienne : musique, extrait, musique… Quelques détails auraient pourtant suffi à nous plonger entièrement dans l’ambiance : l’utilisation (même simplement esthétique) du mythique microphone Shure 55, ou l’incorporation de la musique en trame de fond sur quelques lectures, au lieu d’un simple « intermède ».

Mais, la soirée s’avère un réel enchantement. On se quitte sur un air un peu plus swing, en prenant le A Train d’Ellington.

All aboard, get on the « A » train
Soon you will be on Sugar Hill in Harlem…


NUIT AU CIMETIÈRE

(collaboration spéciale Natasha St-Onge)

C’est au cimetière St-Matthews que le Festival Québec en toutes lettres et la compagnie Théâtre du Transport en commun convoquaient les plus téméraires pour une soirée sous le signe de l’épouvante. Mise en scène par Patric Saucier, la nuit aurait pu s’annoncer glaciale, terrifiante, jubilatoire ; malheureusement, notre appétit de lycanthrope n’aura jamais été totalement rassasié.

Six extraits de textes connus et moins connus, certains joués à l’extérieur, d’autres au cœur de l’église-bibliothèque, étaient au menu, présentés dans le désordre ; chaque groupe de spectateurs avides de sensations fortes empruntait un parcours différent. St-André-de-l’Épouvante, de Samuel Archibald, par Ariane Bellavance-Fafard ; Les escaliers d’Erika, du livre Contes pour buveurs attardés, de Michel Tremblay, par Samuel Corbeil ; Le Christ obèse, de Larry Tremblay, par Lucien Ratio ; Nuit d’amour!, de Nuits d’épouvante de Michel Lavoie, par Paul Fruteau de Laclos ; Le croqueur d’âmes, provenant de À l’intérieur des ombres de Frédérick Durand, par Marc Auger Gosselin et Les chats d’Ultar, du bouquin Dagon et autres nouvelles de terreur de l’inimitable Lovecraft, par Joëlle Déry.

Si, dans l’ensemble, les comédiens installent correctement l’ambiance d’abord souhaitée, les contes choisis ne soulèvent pas l’enthousiame. Sur quoi mettre la faute? Un jeu qui, à certains moments, n’est pas assez appuyé ou incarné? Un manque de diversité entre les tableaux, tous assez semblables? Un frisson d’horreur que les comédiens peinent à transmettre à leur petit public qui ne demande qu’à trembler devant l’effroyable? La force du mystère et les surprises, peu exploitées, qui faisaient parfois défaut dans la voix des interprètes et la mise en scène? Pourtant, les lieux sont tous bien choisis, que ce soit l’intérieur de la bibliothèque ou le fin fond de ce jardin du dernier repos. Un projecteur, placé par terre, s’avère être la seule source d’éclairage pour la plupart des interprètes, rappelant peut-être la lampe de poche qu’on place sous le menton, les soirs de feu de camp. Malgré tout, on en aurait pris davantage : si on décide de passer (une partie de) la nuit au cimetière, c’est qu’on est prêt à mourir de peur!

Notons par contre le plus convaincant des tableaux, soit celui mettant en scène les mots de Tremblay. Samuel Corbeil utilise alors une partie de l’environnement du jubé de l’église pour incarner l’histoire de Hans, un homme témoin du meurtre de son ami perpétré par le fantôme de sa sœur jumelle. Corbeil trouve le ton juste pour créer le suspense, sans pour autant transmettre le frisson – même s’il arrive à rendre sinistre et glauque le personnage de la petite Erika.

Par contre, force est d’admettre que l’événement réussit peut-être là où c’est le plus important : piquer notre curiosité assez fort pour nous donner envie d’aller bouquiner et découvrir ces textes qui auraient pu, autrement, nous rebuter ou nous laisser indifférents.


PLUS HAUT QUE LES FLAMMES et CRISTAL AUTOMATIQUE

Salle Multi de Méduse, remplie au maximum de sa capacité. C’est une soirée tout en poésie qui s’amorce. D’abord avec le texte de Louise Dupré, Plus haut que les flammes, puis grâce aux chansons de Babx qui rend hommage à plusieurs plumes françaises (et même québécoise).

Plus haut que les flammes

À chaque extrémité d’une longue table, Nicolas Jobin et Louise Dupré. Autour d’eux, une partie du public qui déborde des estrades, et le petit orchestre formée pour l’occasion : la pianiste Hélène Desjardins, le percussionniste Raphael Guay, la violoniste Marie-Claude Perron, le violoncelliste Suzanne Villeneuve, la flûtiste Geneviève Savoie et la clarinettiste Marie-Julie Chagnon. Avec tout ce monde presque agglutiné sur scène, on sent d’emblée un désir d’intimité. L’heure qui suivra sera intense : les mots de Dupré, simples, mais éloquents, frapperont l’imaginaire, parlant de maternité, d’enfants, de passé et d’avenir, vu par le prisme d’Auschwitz et de Birkenau. Une langue qui s’agrippe à l’amour, à l’espoir, à la vie, pour garder une trace de témoignage, une étincelle de vie. La musique de type classique contemporain, composée par Jobin, inspirée notamment par la deuxième symphonie de Leonard Bernstein, se rapproche, selon ses dires, d’un oratorio. Jobin conduit d’une main de maître ses musiciens, allongeant certaines parties, accueillant les accidents de parcours, qui vient souligner un mot plutôt qu’un autre, créer une tension, un relâchement. Il coordonne aussi, grâce à un dispositif électronique, le choeur préenregistré, formé des comédiens Roland Lepage et Evelyne de la Chenelière, ainsi que des poètes Martine Audet, Annie Lafleur et Catrine Godin. De par leur expérience de jeu, les mots d’Evelyne de la Chenelière et de Roland Lepage, presque susurrés, nous atteignent plus fortement que les autres interprètes, incluant malheureusement Mme Dupré. Provenant des quatre coins de la salle, le choeur devient presque polyphonique, s’insérant à merveille dans la partition de Louise Dupré et des musiciens. La construction de ce récital-lecture est d’une jolie complexité : trois parties, qui pourraient être présentées distinctement (orchestre, accompagnement électronique, voix), forment un tout cohérent, conséquent, magistral. Certains spectateurs seront happés, du début à la fin, absorbant la montée des émotions créées par les mots et la musique ; d’autres auront peut-être plus de difficulté avec la parole de Dupré, aux choix syntaxiques simples et souvent répétitifs (le peintre Francis Bacon revient d’ailleurs souvent dans le fil de lecture de la soirée).

Les images du cinéaste Jonas Luyckx, projetées sur deux écrans, peuvent aussi laisser perplexes. Si on peut s’émouvoir des images de Auschwitz et de Birkenau qui défilent lentement, avec un ciel d’un bleu presque insolent au-dessus de ces immeubles de briques rouges, les insertions plus documentaires de certains intervenants, venant encenser l’auteure, paraissent superflues, cassant l’atmosphère instaurée dans la salle. Par contre, la dernière vidéo, montrant le traducteur anglophone de Louise Dupré, vient jeter un regard différent sur le récit, parlant des difficultés de trouver les mots justes pour exprimer ce que la poète québécoise veut transmettre avec Plus haut que les flammes. Un moment parallèle complémentaire étonnamment intéressant.

Cristal automatique

Crédit Julien Mignot
Crédit Julien Mignot

Il ne fallait absolument pas manquer la suite de la soirée : Le cristal automatique de Babx était extraordinairement jouissif. C’est à la demande du directeur de la Maison de la poésie de Paris, Olivier Chaudenson, que David Babin, dit Babx, compose des musiques sur quelques poèmes connus : s’enfilent alors les Bal du pendu et Mes petites amoureuses de Rimbaud, La mort des amants de Beaudelaire, Le condamné à mort de Jean Genet, La rue d’Antonin Artaud, Pull My Daisy de Kerouac, Watch Her Disappear de Tom Waits, Je marche à toi de Miron et Cristal automatique de Aimé Césaire. La soirée commence par un thème musical, repris en fin de course, où l’on entend, en boucle, comme des voix fantomatiques, les Ferré (moi la poésie je ne sais pas ce que c’est), Deleuze (quand on écrit on ne mène pas une petite affaire privée) ou encore Artaud (magie noire!, qu’il hurle, carrément). Chaque chanson est une plongée en apnée dans les univers d’auteurs légendaires, un film puissant et évocateur. Babx triture les poèmes, en extrait l’essence musicale, les rock et les jazz de mélodies complexes et accrocheuses, accompagné magistralement par Frédéric Jean à la batterie et Julien Lefebvre au violoncelle et à la guitare. En résulte une oeuvre conceptuelle puissante, aboutie et enlevante, faisant penser vaguement au travail de Cantat sur Choeurs, trame sonore de Des Femmes – Les Trachiniennes / Antigone / Électre de Mouawad. Seul point négatif : très difficile par la suite d’acheter ou d’écouter en ligne les morceaux, puisque le band, peu mercantile selon ses propres dires, n’avait pas de CD à la sortie…

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