Une chambre en Inde : rempart contre le chaos

Assister à un spectacle à La Cartoucherie (Paris) relève de l’aventure, s’y rendre est une expérience en soi alors qu’il faut s’éloigner du centre de la Ville Lumière pour aller du côté du joli bois de Vincennes où, malgré la froide température du jour, les sentiers invitent à flâner.

Au cœur du bois se dresse l’ancienne cartoucherie de Vincenne, reconstruite en 1874 après son sabotage durant l’écrasement de la Commune de Paris. On y fabriquait des charges explosives pendant les deux Guerres mondiales, elle servit de centre de triage et de rétention destiné aux natifs d’Afrique du Nord durant la guerre d’Algérie, et un repaire de gangs de rues et de prostituées pendant les années 1960. Ce n’est qu’à l’été 1970 que le Théâtre du Soleil s’y installe, d’abord de façon provisoire, puis permanente, bientôt rejoints par d’autres troupes. Chacun des bâtiments accueille aujourd’hui une compagnie, des salles de répétition ou de stockages pour des décors. Passé l’austère grille d’entrée, on pénètre dans une cour gigantesque, bordée de hangars, d’arbres et d’espaces de jeu. On a un peu l’impression de pénétrer sur la place animée d’un village.

Il faut arriver d’avance aux spectacles de la Cartoucherie pour profiter à fond de cette ambiance bon enfant. La représentation du dimanche après-midi commence bien avant l’heure indiquée sur le billet. Pour le spectateur, elle commence après qu’il ait récupéré son billet à la roulotte qui sert de billetterie. À l’entrée, The Grand Bazar Police Security Brigade s’emploie à vérifier les sacs, tandis qu’un peu plus loin, à la porte, la metteure en scène Ariane Mnouchkine accueille en personne chaque spectateur pour déchirer son billet.

Les murs du très grand hall, qui sert aussi de réfectoire, ont été joliment peints au thème du spectacle, tapissés de personnages, plantes et animaux inspirés des grands récits indiens. Des œuvres au néon complètent la décoration au plafond alors que sur le plancher valsent les serveurs en habits traditionnels pour offrir aux spectateurs soupes, dahls, thés et desserts pour quelques euros.

En passant dans le second hangar, qui accueille la salle de spectacle, on découvre une aire de repos et, sous les estrades, les loges des artistes, qu’on peut regarder, par de petites ouvertures découpées dans un rideau, se préparer pour le spectacle. Puis, le public s’installe, cordé serré dans les estrades, mais oublie vite son inconfort lorsque le spectacle commence.

La lumineuse Chambre en Inde du Théâtre du Soleil évoque à la fois les histoires millénaires du Mahābhārata, grande épopée de la mythologie hindoue, la politicaillerie culturelle, les tourments de la création, la situation des femmes et quelques désastres du monde (guerre, terrorisme, censure étatique, répression politique et social, réchauffement climatique…). Le tout en mettant en valeur plusieurs éléments de la culture hindoue, comme le Theru Koothu, forme de théâtre populaire mêlant danse et musique, et souvent jouée en plein air. Et pourtant, Mnouchkine ne perd jamais de vue la ligne directrice de son histoire.

Crédit photo : Michèle Laurent

C’est en suivant les grands émois de Cornélia (hystérique et irrésistible Hélène Cinque), assistante metteur en scène dépassée, qu’on plonge dans Une chambre en Inde. La femme se réveille en pleine nuit, en proie à une angoisse grandissante face à un spectacle en chantier pour lequel aucune révélation ne vient, pour lequel elle ne trouve ni le sujet ni la manière de le traiter. Pendant tout le spectacle, qu’elle passera en chemise de nuit, Cornélia sera visitée (ou tourmentée) par des visions issues tantôt du folklore indien, tantôt de l’actualité. Singes, faunes, troupe de cinéma tournant une propagande djihadiste, sept Talibans idiots cherchant à se faire martyrs, Shakespeare, Tchekhov, le dieu Krishna et même des dignitaires saoudiens cherchant à prouver qu’ils ne sont pas sexistes, pour ne nommer que quelques-uns des visiteurs de la pauvre Cornélia, débarquent en force sur la grande scène de ce spectacle jouissif qui ne craint pas d’aborder les thèmes de l’extrémisme. Ils s’échappent des cauchemars et rêves angoissés de Cornélia et entrent par tous les interstices, portes, fenêtres, trappes, pour faire vibrer la scène et dicter le rythme à suivre.

La grande distribution d’une soixantaine d’artistes (de près de vingt-cinq nationalités!), dont certains ont été initiés à la danse par le maître Kalaimamani Purisai Kannappa Sambandan Thambiran, se répartit une bonne soixantaine de personnages au cours de ce spectacle de plus de trois heures. Grâce à cette vaste galerie de personnages, et à la mise en scène précise d’Ariane Mnouchkine, on passe sans sourciller d’une scène de pur commedia dell’arte, où Cornélia évacue son trop plein d’angoisse sur le siège d’une toilette, à des scènes remplies d’émotion, où par exemple un jeune Français apprend le départ d’un ami d’enfance pour le djihad, où un vieil homme se confie sur des rêves disparus, où un enfant est cérémonieusement vêtu puis paré d’explosifs, en silence.

Crédit photo : Michèle Laurent

Quand le spectacle semble prendre une direction, Mnouchkine aussitôt l’en détourne, ramenant le public de la comédie au tragique, de l’anecdotique à l’épopée, ou de l’onirique au politique. À travers les angoisses créatrices de son alter-ego Cornélia, Mnouchkine se questionne et nous questionne sur le rôle du théâtre et de la représentation en cette époque troublée, où la violence surgit jusque dans les salles de spectacle, les fêtes foraines et les plages ensoleillées. Comment faire du théâtre aujourd’hui et garder toute sa pertinence? Que peuvent des artistes face à la violence faite aux femmes, face aux bombes? Si tous les théâtres du monde étaient détruits, à qui manqueraient-ils?

Avec ce spectacle créé en 2016, dans la foulée des attentats de Paris, le Théâtre du Soleil offre une piste de réponse : l’art permet encore de rire, de se moquer de soi et des méchants (de s’en donner la permission). Il permet d’envisager le monde sous un autre jour et permet surtout de ne pas laisser monter un sentiment d’impuissance. Si le monde est un théâtre, il tient tout entier dans cette Chambre en Inde inspirante, qui oppose au chaos quotidien le chaos créatif.

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