Avignon : Jour 1 – En terre papale

DAPHNÉ À AVIGNON – PARTIE 1

Suivez notre collègue Daphné Bathalon dans son périple à Avignon, centre névralgique du théâtre en Europe durant la saison estivale !

Samedi 14 juillet 2018

Le léger vertige commence bien avant l’arrivée à Avignon, quand la pensée de replonger dans son microcosme effervescent nous saisit.

Dans le train menant vers la gare, au centre de la Cité des papes, on n’ose pas encore tout à fait songer à l’épaisseur du cahier de programmation qui nous attend pour le OFF et à son pénible, quoique excitant, effeuillage. Non, on préfère passer tranquillement en revue le programme prévu pour le Festival en lui-même.

Cette année, ça se passera en cinq spectacles, entre témoignages issus de l’univers transgenre avec Trans (més enllà), et relecture du classique de Molière, Tartufias, par une bande d’acteurs allemands déjantés. Mais il faut déjà rassembler ses affaires, descendre du train dans la chaleur écrasante du sud de la France (un solide 36 degrés ce midi) et s’enfoncer dans les rues en quête de son logement. On y croise sans distinction des touristes l’air perdu, le plan de la ville à la main, des spectateurs en marathon pour atteindre la prochaine salle avant le début du spectacle, des artistes tentant d’attirer leur public; certains se pavanent chapeau à plumes sur la tête, d’autres en robes catalanes, certains en bottes de cuir, d’autres en talons aiguilles, certains en redingotes et perruques, d’autres encore en tenue d’homme des cavernes. Pas de doute, le cirque des rues avignonnaises nous attendait!

Sac sur le dos, je fends la foule jusqu’à mon studio, à l’autre bout des remparts, loin des places bruyantes et du clinquant de la rue de la République. Sur une petite rue transversale, pas loin de la place des Carmes, je fais mon nid douillet. Le théâtre n’étant jamais bien loin, je suis encadrée de salles improvisées, tant pour le Festival que pour son Off. Et dans les fenêtres du bâtiment en face, je vois se refléter l’imperturbable Palais des papes. Ce soir, j’y ai rendez-vous avec Thyeste. Ce soir, dans la grande cour d’honneur, je plonge tête première dans le Festival d’Avignon.

Mais avant, je retraverse la foule en sens inverse pour gagner le Village du Off et récupérer tout ce qu’il me faut pour me mêler à mon tour au grand carnaval théâtral de juillet: plan, programme (une brique de 448 pages), carte de presse, carte de consommations gratuites et quelques tracts et feuillets intrigants.

En vidéo : courte visite du village du OFF, des rues animées et du Palais des papes

THYESTE

La Piccola Familia, Festival d’Avignon, Théâtre national de Strasbourg, La Comédie de Saint-Étienne CDN

Photo Christophe Raynaud de Lage

C’est à Sénèque que revenait le privilège d’occuper la grande scène, dans une adaptation et une mise en scène de Thomas Jolly, qu’on connaît davantage pour son travail sur les textes de Shakespeare et son feuilleton sur l’histoire du Festival d’Avignon,.

Atrée règne sur Argos, mais il est furieux contre son frère jumeau Thyeste, qui lui a dérobé le bélier d’or, symbole de sa royauté, et la fidélité de sa femme. Il rumine une terrible vengeance, que la mort seule ne peut apaiser, et décide de mettre un terme au bannissement de son frère pour l’inviter à un banquet où il lui servira à manger les cadavres de ses fils fraîchement tués. Cette vengeance disproportionnée, qui va à l’encontre de toutes les lois divines, s’inscrit dans la longue liste de violences et de crimes marquant l’histoire familiale des Atrides (dont sont aussi issus Agammemnon, Oreste, Electre et Tantale, grand-père de Thyeste et d’Atrée).

Thomas Jolly déploie dans la cour d’honneur une conception scénique et une mise en scène qui embrassent les vielles pierres, se jouent des ombres et des lumières. Sur les tréteaux dressés gisent la tête et la main géantes d’une statue, comme les vestiges d’une civilisation en disgrâce. Ce géant écroulé, au masque d’horreur et à la main suppliante ou menaçante, selon les ombres qu’elle porte (splendide travail d’éclairage), plante le décor de la tragédie qui va suivre.

Photo Christophe Raynaud de Lage

Toute l’histoire des Atrides, et donc celle de la pièce Thyeste, de Sénèque, est marquée par la barbarie. Une barbarie si grande et si horrible que le soleil quitte le ciel pour ne plus éclairer une telle violence de sa lumière et que les furies sorties tout droit des Enfers pour infester Argos se délectent du sang versé. Ce sont d’ailleurs elles que l’on voit d’abord apparaître sur scène, figures blanches aux longs cheveux noirs et aux longues traînées de sang. Leur allure rappelle les terrifiants démons japonais de films d’horreur, mais c’est l’homme, en la personne du spectral Tantale, puis d’Atrée, qui se révèle le plus assoiffé de sang.

L’appel au massacre d’une Furie vengeresse est vite suivi d’une invasion de mouches (simple pluie de flocons de papier noir, mais qui fait son effet) et donne le ton au spectacle, qui n’épargne pas son public des horreurs contre-nature d’Atrée. Celui-ci, magnifiquement incarné par Jolly, frêle silhouette toute vêtue de jaune éclatant, se transforme sous nos yeux d’homme indécis et amer en monstre se délectant de la souffrance qu’il s’apprête à infliger. « Un roi ne doit être conduit que par son plaisir! » Son Atrée est glaçant d’un bout à l’autre de sa transformation: sobre dans l’horreur, triomphant dans la vengeance, horriblement repus par le massacre. Difficile pour Damien Avice, qui lui donne la réplique en Thyeste, d’égaler la performance, et son tourment après la découverte de l’outrage commis par son frère peine à émouvoir.

Photo Christophe Raynaud de Lage

Le déploiement de cette sauvagerie promet néanmoins le meilleur pour la suite, mais certains choix du metteur en scène portent ombrage à la force formidable du texte, soutenu par une belle traduction de Florence Dupont. Ainsi, le coryphée, transformé en slammeuse, déclame son verbe avec aplomb, mais la charge manque de panache, tranche avec les ombres et les espoirs évoqués. Son costume, joyeux, coloré, adolescent, amoindrit l’effet. Le choeur d’enfants qui chante avec elle plus tard dans le spectacle raccommode quelque peu avec ce choix du slam pour parler de l’attentat contre l’humanité, contre l’avenir. Leurs voix claires s’élèvent avec ampleur dans l’enceinte de la cour.

Là où la proposition de Jolly réussit le mieux, c’est dans sa façon de dégager le récit de ses racines grecques pour en faire un drame d’horreur intemporel et confronter un public à sa propre fascination pour la noirceur de l’âme humaine.

France 2 offre en rattrapage le spectacle intégral sur son site: https://www.france.tv/spectacles-et-culture/theatre-danse-opera/550385-theatre-d-avignon-thyeste.html ; il faut par contre être en France pour le voir.

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