Rosencrantz and Guildenstern are dead : Dans les coulisses d’Hamlet
par Daphné Bathalon
Rien de tel pendant un voyage à l’étranger que d’aller voir un spectacle, que ce soit de musique, de danse, de cirque, de théâtre, peu importe! Le plaisir réside dans la possibilité de voir un spectacle qu’on a très peu de chance de voir dans sa propre ville et d’y être entouré de locaux ; de se défaire, le temps d’une représentation de son statut de touriste pour faire partie d’un même public.
C’est pour cette raison que quand l’occasion se présente, je fonce. J’avais donc le coeur ouvert et l’esprit serein en arrivant au Huntington Avenue Theatre, à cheval entre le quartier cossu de South End et le quartier plus étudiant de Fenway, à Boston. Devanture engageante et allure de vieux théâtre, le premier contact est charmant. Mais qu’en serait-il de la production? En toute transparence, le texte de Tom Stoppard Rosencrantz and Guildenstern are dead ne fait pas partie de mes oeuvres théâtrales préférées. Malgré tout, sa qualité d’écriture et son humour anglais absurde lui donnent bien du charme.
La compagnie du Huntington Avenue, fondée en 1982, est une institution dans le secteur avec sa mission éducative et culturelle. Elle propose quelques classiques, mais surtout plusieurs créations américaine. Mais venons-en à Rosencrantz et Guildenstern sont morts, dans une mise en scène de Peter DuBois!
Le titre à lui seul dévoile tout ce qu’il faut savoir de l’histoire pour suivre l’action de la pièce. Bien que les deux personnages du titre soient directement tirés de Hamlet, nul besoin de connaître le chef-d’œuvre de Shakespeare pour l’apprécier… mais sa connaissance donne un niveau de lecture supplémentaire appréciable et permet de mieux en suivre les rebondissements.
Rosencrantz et Guildenstern ne sont, dans Hamlet, que deux personnages secondaires, amis d’école du prince du Danemark, confidents naïfs, voire un peu benêts, sacrifiés sur l’autel de la politique. De personnages secondaires, dont le destin tragique fait à peine l’objet d’une mention dans le texte shakespearien, ils deviennent dans la pièce de Tom Stoppard les antihéros de leurs propres aventures. Contrairement à nous, ils ignorent cependant qu’ils sont déjà morts et tuent le temps dans un état d’indécision chronique, dans un espace qu’on devine un théâtre où se joue un drame bien plus grand qu’eux, celui d’un certain Hamlet.
Impossible en découvrant le texte de Stoppard de ne pas tracer des parallèles avec l’attente indéfinie d’Estragon et Vladimir de la célèbre pièce de Samuel Beckett. L’un et l’autre auteurs refusent par ailleurs d’expliquer la nature de cette attente, qui pour Rosencrantz et Guildenstern a tout de même des allures de limbes… ou de coulisses de théâtre.
Le défi du metteur en scène est de taille : faire vivre leur attente au public sans perdre son intérêt. Ici, la production du Huntington a choisi de scinder la pièce en trois parties, interrompant son élan par deux entractes, perdant une partie du public qui choisit de quitter après la longue mise en place que forment les premières scènes. Il faut s’accrocher pourtant, ne pas accorder, peut-être, trop d’importance à la mise en scène, hélas, conventionnelle et à la scénographie lourde par moments pour prêter oreille au texte.
La pièce de Stoppard fait reposer tout le poids de l’histoire sur deux gentilshommes naïfs, sans traits particuliers, dont les noms n’évoquent aucun fait d’arme, aucune grande réalisation morale. Dans Hamlet, ils servaient l’intrigue avant de disparaître (tragiquement)… hors scène. Cette fois, ils forment le coeur de l’histoire malgré leur incapacité à avoir prise sur leur propre destin. Pour nous le faire voir, DuBois retourne la scène, nous entraînant dans les coulisses, où Rosencrantz et Guildenstern sont confinés. Quelques scènes d’Hamlet se rejouent même sous nos yeux, depuis les coulisses.
Toujours en scène, pratiquement toujours au centre des événements, au contraire de leur rôle accessoire dans le drame dont ils sont tirés, les deux personnages sont le pilier de la pièce. Dans les rôles-titres, Alex Hurt et Jeremy Webb, s’en tirent très bien. Le premier jouant le peu bavard Rosencrantz avec un aplomb tranquille tandis que le second fait cascader les mots du prolixe et malchanceux Guildenstern (ou est-ce l’inverse? Les personnages eux-mêmes en viennent à douter de leur identité…).
Autour d’eux, on a par moments l’impression que l’on cherche trop à jouer les cabotins, comme si plutôt que l’humour absurde on choisissait la voie du vaudeville. Will LeBow, dans la peau du maître de la troupe de comédiens engagés par Hamlet, s’en tire pourtant formidablement bien à ce jeu d’équilibre subtil. Son ton tragi-comique de personnage drôle qui ignore son ridicule, semble lui venir naturellement. L’aisance du personnage en toute circonstance fait sourire à plus d’une reprise et donne lieu à quelques-uns des meilleurs moments de la deuxième partie du spectacle.
C’est toutefois le basculement qui survient à la fin de ce deuxième acte et la brillante réflexion philosophique guidant l’acte trois qui recèlent tout le sel de cette pièce et de la production. Les enjeux ont été placés, les personnages sont au courant de leur rôle (mineur) dans l’histoire, et le public soudainement se sent plus attachés à Rosencrantz et à Guildenstern. La nouvelle disposition scénique ouvre aussi l’espace, en plus de réserver quelques surprises.
Pour les amateurs de Shakespeare ou de joutes verbales absurdes, mais signifiantes, il est impératif de découvrir la pièce. Si la production du Huntington Avenue Theatre ne se distingue pas par son éloquence, elle jette tout de même un éclairage appréciable sur les mots de Stoppard.