Maurice : Oupalaï !
Maurice : Oupalaï !
Tout a commencé il y a une trentaine d’années. Maurice avait alors 33 ans. L’âge du Christ. Foudroyé par un AVC, sa vie culbute, sa brillante carrière d’économiste trépasse, son quotidien éclate. La déflagration est telle qu’elle s’est encastrée dans la cloison de sa cuisinette comme un formidable coup de poing du destin. La scène est sombre, les murs sont noirs, une petite table, striée de lumière blanche comme filtrée par un store vénitien, attend avec ses deux chaises. Entre Maurice, seul, aphasique. Il s’assoit. Lentement, soigneusement, il épluche une orange et la déguste. Puis il se lève difficilement et sa soif des autres explose. Pas de quatrième mur. Il s’adresse directement au public en peu de mots et en s’aidant de son unique main valide. Mais avec une émotion si intense qu’on dirait qu’elle brûle, prisonnière d’une bouteille de gaz qu’on a trop secouée.
Anne-Marie Olivier est Maurice. Dans un langage hachuré, avec un vocabulaire limité, elle communique aux spectateurs, grâce à une interprétation fougueuse et rayonnante, tout le respect et l’affection qu’elle voue à cet homme truculent dont elle s’est inspirée pour son écriture et qu’elle magnifie par son talent. Les spectateurs, Maurice en a besoin. Et il en choisit un au hasard pour venir discuter avec lui et occuper la chaise vide de son modeste appartement. C’est autour de ce dialogue que le récit se construit et se reconstruit à chaque représentation. La comédienne doit constamment relever le pari de l’improvisation. Le soir de la première, elle est aussi lumineuse que son personnage. Elle envoûte carrément la salle qui contribue sans malaise à accompagner son discours.
Lumière est le mot-clé de Maurice. C’est celui par lequel il décrit son coma de neuf jours, son miraculeux retour à la réalité et sa brutale métamorphose. Celui qui caractérise son insatiable appétit de l’autre, de l’humain, de l’humanité, de la liberté. Le personnage est drôle et bouleversant, amoureux de la vie, des livrets d’opéra dont il recopie les mots, des chants qu’il écoute plusieurs heures par jour. Oupalaï ! est son interjection de prédilection. Celle qui ponctue de façon cocasse ses maladresses gestuelles et verbales. Celle qui se greffe à des jurons bien sentis et nuancés, prononcés pour exprimer son excitation, ses contrariétés, ses déceptions. Sous la carapace de son handicap, Maurice a des opinions qu’il défend avec ferveur. Il a connu René Lévesque et Jacques Parizeau. C’est un ardent partisan de l’indépendance du Québec.
La production du Théâtre Bienvenue aux dames ! joue avec le contraste. La mise en scène d’Olivier Arteau compose avec cet aspect pour installer l’univers de Maurice et opposer son passé et son présent, sa force et sa fragilité. Amoureux des chiffres avant son accident, Maurice ne peut plus les manipuler et les faire parler. Jadis, il était entouré d’amis ; ceux-ci ont aujourd’hui pratiquement déserté son monde. Le trouble du langage qui l’éprouve tranche avec sa passion pour l’opéra où la justesse du chant lyrique et la précision de l’articulation sont de rigueur.
Un des moments forts de la représentation est celui où Maurice raconte à son invité l’histoire d’Orphée et Eurydice. Comme ce héros tragique, Maurice est revenu des enfers en y laissant une partie de lui-même. C’est alors que l’interprète Michèle Motard, assise parmi le public, se lève et entonne : Che farò senza Euridice, une aria tirée de l’opéra Orfeo ed Euridice du compositeur Christoph Willibald Gluck. Sur scène, Maurice est transfiguré. À travers la cloison fissurée de sa cuisine jaillit de la noirceur des éclats de lumière vive. L’effet est troublant et magique.
Maurice est une œuvre simple et noble qui va droit au cœur. Malgré un sujet qui peut paraître austère, cette pièce est réconfortante et vivifiante. Elle continue à nous habiter longtemps après la représentation. Du grand Anne-Marie Olivier ! Et merci à son inspirateur pour sa générosité !
Maurice, Théâtre Périscope, du 25 octobre au 12 novembre 2022
Crédit photo Émilie Dumais