Satie, agacerie en tête de bois : un mets raffiné
Satie, agacerie en tête de bois : un mets raffiné
Électrisée par la musique emblématique d’Érik Satie, la compagnie Les Nuages en pantalon revisite son œuvre phare, Satie, agacerie en tête de bois, pour la présenter au Théâtre Périscope près de cent ans après le décès de ce grand compositeur français. Ce spectacle, qui a officiellement vu le jour en 2004 à Premier Acte, avait quelque temps auparavant fait l’objet, dans le cadre de la défunte série « Cartes blanches » du Périscope, d’un laboratoire dûment structuré et chaudement applaudi.
Contemporain de Maurice Ravel, Claude Debussy, Jean Cocteau et Pablo Picasso, créateurs qu’il a d’ailleurs côtoyés, Satie a été associé, entre autres, au symbolisme, au minimalisme, au surréalisme ainsi qu’à la musique répétitive et au théâtre de l’absurde. La production des Nuages en pantalon s’imprègne de ces mouvements pour esquisser une fresque baroque qui rend hommage au caractère singulier de ce compositeur d’exception ainsi qu’à ses créations affranchies des codes de l’époque et jugées inclassables.
À la mort de Satie, quatre de ses connaissances pénètrent dans son modeste logis et y découvrent un monde insoupçonné, le maître ayant toujours fait preuve de réserve sur sa vie privée. La conception visuelle de Claudia Gendreau nous plonge dans le petit studio dépouillé de l’artiste où trône un vieux piano rempli d’anciennes correspondances. Un banc de piano d’où une rivière de partitions froissées s’écoule vers le sol, quelques chaises empilées négligemment, des pots de chambre abandonnés sur le plancher et une grande armoire à l’intérieur de laquelle sont suspendus des costumes gris, tous identiques, complètent la scénographie dont l’espace est délimité par une immense feuille de papier fripée en trompe-l’œil. Billets, lettres, manuscrits, partitions, notations circonscrivent l’univers du musicien.
Satie émerge de l’armoire, entièrement nu. La nudité dans certains tableaux de cette œuvre, en plus d’illustrer le dénuement total dans lequel il a vécu, rend hommage à l’intégrité musicale de l’artiste ainsi qu’à la pureté des lignes mélodiques de ses compositions. Comme on peut s’y attendre, la musique de Satie donne le ton à la pièce. Elle préside aux chorégraphies, installe l’ambiance scénique et s’impose par sa pertinence et son omniprésence. Elle crée une fluidité et une transparence qui introduisent les passages narratifs puisés à même les écrits du compositeur, se marient parfaitement aux éclairages feutrés des moments plus intimes et amplifient l’atmosphère des épisodes fantasmagoriques.
Patrick Ouellet, dans le rôle de Satie, est tout à fait crédible. Avec sa barbe embroussaillée, son chapeau melon, ses lunettes rondes et fines, sa chemise élimée, ses souliers empoussiérés, son sempiternel veston et son immuable parapluie, l’homme ressemble à un personnage de cinéma muet. D’ailleurs, la mise en scène de Jean-Philippe Joubert emprunte à cette esthétique ses mouvements caricaturaux, répétitifs et saccadés pour colorer d’ironie certains événements de vie et témoigner de l’humour dont le caractère de Satie était teinté. Sa célèbre querelle avec le critique Jean Poueigh (Jean-Philippe Joubert), notamment au sujet du ballet Parade dont il a créé la musique, est un parfait exemple de la façon dont l’art du muet est intégré à la production.
Un des principaux épisodes de l’existence de Satie réside dans sa rencontre avec la peintre, acrobate et trapéziste Suzanne Valadon (Marie-Hélène Lalande). Sa brève liaison avec l’amour de sa vie est marquée par une consommation excessive d’absinthe qui aura raison de la santé du compositeur. La scène de rupture entre les deux amants est magnifiquement chorégraphiée et interprétée alors que Satie tente de retenir sa « Biqui » qui lui glisse invariablement des mains et qui finit par disparaître derrière le piano, là où tous les secrets sont tapis, comme si la caisse de résonance l’avalait tout rond.
Mais le moment le plus troublant de cette production est celui où Satie, dans plusieurs missives envoyées jour après jour à sa grande amie, Valentine Gross, la supplie de lui venir en aide financièrement. L’orchestration de ce passage autour d’un faisceau de lumières réfléchissantes qui condense graduellement l’éclairage sur le visage de Satie et le jeu tout en finesse et en sobriété de Patrick Ouellet forment un des extraits les plus intenses du spectacle. Puis, l’émotion culmine avec la présentation du tableau dans lequel le comédien exécute au piano une des mélodies les plus connues du compositeur, Gnossienne No 1, alors que les dos nus de trois interprètes derrière l’instrument ondulent au rythme des notes comme des roseaux soumis au caprice du vent.
Le Théâtre Périscope et Les Nuages en pantalon offrent un superbe cadeau à leur public en programmant cette œuvre vibrante et insolite. L’exploration qu’elle a nécessitée exulte dans tous les éléments scéniques et scénographiques de la production : costumes, décor, éclairages (Jean-Philippe Joubert et Émilie Potvin), traitement sonore (François Leclerc), texte, jeu et gestuelle. Un conseil pour celles et ceux qui sont moins familiers avec l’univers de Satie, une brève recherche préalable vous permettra de savourer pleinement la quintessence de ce mets raffiné.
Satie, agacerie en tête de bois, à l’affiche du Théâtre Périscope du 18 avril au 6 mai 2023
Crédit photo Vincent Champoux