Jamais Lu : Retrouver son corps
Par Daphné Bathalon
MonTheatre couvrira cette année quelques lectures du JAMAIS LU 2015, voici la critique de Ces regards amoureux de garçons altérés.
Dans Ces regards amoureux de garçons altérés, un homme se réveille dans une chambre de sauna, la 158, le corps meurtri, la mémoire en pagaille et l’esprit encore dans les brumes. Lentement, en une longue confidence, il remonte le fil de ses souvenirs, de sa première rencontre avec Manu, de son physique de rêve, de son appartement rempli de miroirs, et surtout de ce grand amour qu’il a ressenti au premier regard. Bribe après bribe, il reconstitue tous les faits et sensations qui l’ont amené à se déposséder peu à peu de son propre corps. Comment il s’est d’abord abandonné à son amour pour Manu, incapable de l’aimer en retour, puis à la drogue et au sexe, comme un carrousel tournoyant de plus en plus vite.
Tout en demeurant immobile pour cette mise en lecture de Philippe Cyr, l’auteur du texte et comédien Éric Noël entre tout entier dans son récit devant une salle éclairée par une lumière crue de couloir d’hôtel. Le récit est fluide, naturel, dur aussi, sans haine ni colère toutefois, car malgré la teneur de l’histoire, le narrateur s’en tient à un froid examen du fil des événements, comme dépossédé de ses propres sentiments, sa parole propulsée par la drogue qui coule encore dans ses veines. L’homme va jusqu’à vouloir disparaître dans son amour pour Manu. Manu qui cherche constamment son reflet, dans les miroirs tapissant son appartement, dans les photos qu’il prend d’eux faisant l’amour, dans les yeux incroyablement bleus de son amant… Manu est tellement occupé à s’appartenir qu’il ne peut prendre possession du corps que son amant lui offre librement, consciemment.
«Je sais qu’à l’extérieur le monde existe, mais il n’y a pas de fenêtre dans la chambre 158.» Remontant toujours dans le désordre le fil de ses souvenirs jusqu’au noir total des 60 dernières heures, l’homme confie comment il a voulu se détacher de son corps, pourtant son outil de travail en tant que comédien. Grâce à la drogue – la Tina (Cristal Meth, Christine, Christina, Tina…), le GH, le speed – et le sexe à outrance, pour boucher tous ses trous. Et parce que «pire que mourir, il y a mourir pas assez», il se défonce et se fait défoncer jusqu’à tout oublier du monde extérieur, de ce qui n’est pas sexe, drogue, porno… Manu. Jusqu’à ce que le corps lui-même flanche, hors de contrôle, et que d’autres le possèdent, par la violence et le viol.
Ces regards amoureux des garçons altérés n’a rien de tendre ni de doux ; ici, le monde est fait de désirs obscurs, et les mots qui le créent sont précis, incisifs. Éric Noël propose avec ce texte une déconstruction temporelle et personnelle d’un homme qui doit passer par une complète dépossession avant de se retrouver enfin, entier.
EXTRAIT
Assis sur le lit de la chambre 158, j’imagine. Je raconte. J’imagine que je raconte. Que j’ai cette force-là. Que je fuis plus les théâtres, les premières, les auditions. De peur de me montrer. La honte : ma maigreur, mes tics, mes pupilles, ma confusion. J’imagine que je joue, qu’il y a un public, que c’est un jeu, que je joue un monologue, une tirade pour Manu qui commence par : «sur la porte de la chambre 158, le préposé, comme au théâtre, cogne trois coups.»