Sleep No More : Le mystère tapi dans l’ombre/The mystery lurking in the dark
L’aventure Sleep No More commence bien avant le début du spectacle. Elle commence en fait dès le moment où, muni de votre carte à jouer qui servira de sésame, vous êtes invité à entrer dans la pénombre. Car tout l’univers de ce spectacle immersif baigne dans une noirceur à peine éclairée par quelques lampes ici et là. À tâtons, vous suivez d’abord un long couloir labyrinthique plongé dans le noir jusqu’à débouler au milieu d’un bar clandestin dans le style des speakeasys des années 1930-40. Vous voilà déjà plongé dans l’ambiance! Mais c’est lorsque votre numéro est appelé et que vous franchissez le rideau que votre libre arbitre de spectateur est pleinement mis à contribution. Une première décision pour commencer : vous montez ou vous descendez l’escalier?
Sleep No More, de la compagnie britannique Punchdrunk, est l’expérience théâtrale qui fait courir les foules depuis ses débuts à New York en 2010 (bien que la production ait connu des versions antérieures à Londres). Dans la file à l’extérieur du bâtiment où est présenté le spectacle trois fois par jour, ça parle espagnol, anglais, français, mandarin, certains viennent de Paris, d’autres de Barcelone, de Singapour ou de Taïwan! Il faut dire que le phénomène Sleep No More dépasse les frontières et que de nombreux guides touristiques recommandent l’expérience, quand ce ne sont pas les voisins, les amis ou les collègues de bureau, tous à la fois. Invariablement, le message est le même : « Vous visitez New York? Allez voir Sleep No More! ».
Les metteurs en scène et créateurs Felix Barrett et Maxine Doyle se sont très librement inspirés de l’histoire de Macbeth et du style film noir pour imaginer leur production, qui réunit une vingtaine d’interprètes et un nombre conséquent de techniciens sur place. Dans l’œuvre sanglante de William Shakespeare, le chef de guerre Macbeth se fait prédire par trois sorcières qu’il deviendra roi. Séduits par l’idée, Macbeth et sa femme planifient le meurtre de leur souverain, s’emparent de la couronne, puis de fil en aiguille en viennent à abattre tous ceux qui se dressent sur leur chemin. Sleep No More reprend quelques scènes connues, mais imagine aussi des événements qui auraient pu se dérouler hors scène entre les personnages principaux ou secondaires, avant ou pendant les événements de la pièce. Entre les murs de l’hôtel McKittrick, où se déroule l’histoire transposée à la fin des années 1930, l’intrigue émerge petit à petit au fil de vos découvertes.
Ce spectacle inusité – où vous êtes roi et maître de vos mouvements et de vos explorations – prend place à tous les étages du McKittrick Hotel, créé de toutes pièces pour les besoins du spectacle. Avec ses décors ultra-réalistes répartis sur cinq étages, son ambiance tantôt franchement inquiétante, tantôt presque chaleureuse (mais toujours avec une touche sinistre), et sa trame musicale d’époque ou de films noirs qui vous accompagne dans chaque pièce, l’hôtel a tôt fait de vous faire perdre vos repères. La langue n’est heureusement pas un frein à l’appréciation du spectacle puisque celui-ci repose essentiellement sur la danse et le langage des corps de ses interprètes (en plus de tout ce que le décor lui-même révèle sur le drame).
Masque sur le visage, vous déambulez dans les décors au gré de vos envies : vous choisirez peut-être de suivre à la trace un personnage ou un autre au travers du dédale des pièces pour découvrir ses secrets et ne rien manquer de l’action, ou opterez pour une exploration plus posée et attentive, inspectant une pièce à la fois pour percer le mystère de l’hôtel, surprenant parfois une scène ici ou là ou vous faisant surprendre par elle. L’histoire se dévoile à la fois par les touches narratives dissimulées dans le décor et par la danse des corps dans l’espace. L’ensemble du spectacle paraît organique, mais sous l’apparente spontanéité des actions se dissimulent une mécanique bien huilée et des chorégraphies structurées très bien maîtrisées. Chaque personnage a un arc dramatique défini qui croise ou recroise ceux des autres et que vous pouvez (si vous êtes prêt à courir un peu) choisir de suivre du début à la fin.
Pour apprécier l’expérience, il faut cependant accepter de ne pas tout comprendre et de ne voir que certains pans de l’intrigue globale. À ce moment-là seulement, vous vous immergerez totalement dans l’ambiance, qui flirte parfois avec l’horreur. Les premières minutes de la représentation sont d’ailleurs très déstabilisantes et il faut un bon quart d’heure avant de se sentir parfaitement à l’aise avec toute la liberté dont on dispose. Le masque blanc, que vous êtes obligé de porter en tout temps et qui donne à tous des allures de fantômes (en plus de l’interdiction de parler, ce sont les deux seules règles à respecter à l’intérieur de l’hôtel), permet toutefois de se défaire rapidement de son rôle de spectateur passif. Vous êtes certes simple témoin des événements dans toute cette histoire puisque vous n’avez aucun impact sur le déroulement du drame, mais vous pouvez fouiller le mobilier, lire des lettres, feuilleter des livres, laisser une mèche de cheveux, voler des bonbons… La majorité du temps, les personnages ne semblent pas avoir conscience de votre présence, comme s’ils étaient eux-mêmes de simples échos d’un drame condamné à se jouer encore et encore. Leurs lèvres bougent, mais aucune parole ne parvient à vos oreilles…
Des décors minutieusement travaillés, des éclairages qui sculptent l’espace autant qu’ils perturbent vos sens et des interprètes totalement investis font de Sleep No More une expérience sensorielle inédite et contribuent à la grande réussite de la production. À vivre!
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