Avignon, jour 3 – Une odeur de citron
Avignon, jour 3 – Une odeur de citron
C’est le petit camion nettoyeur de rues qui m’a réveillée ce matin, comme le matin précédent. Il a laissé derrière lui une odeur de citron et de propre. Ça fait changement des effluves douteux qui s’élèvent en fin de journée de certaines petites rues; Avignon soigne son image auprès de ses visiteurs…
Au troisième jour de festival, ma routine semble déjà se placer : alors que la majorité des festivaliers dort toujours ou s’installe tranquillement en terrasse, je m’active pour préparer ma journée et passer au marché des Halles, à la devanture verdie impressionnante, pour acheter quelques fruits et légumes de la région. J’en profite aussi pour me balader dans les rues avant qu’il ne fasse trop chaud et que l’activité ne reprenne. Dès 9h, la température grimpe déjà à 26 degrés. Venir à Avignon pendant le festival, c’est accepter qu’on va suer à longueur de journée, éventail ou ventilateur de poche ou pas. L’ombre, la climatisation, le verre en terrasse n’en sont que plus appréciés. Enfin, moi, j’avoue, je n’ai pas trop le temps pour le verre en terrasse, je suis la festivalière qui butine de théâtre en théâtre et ne me pose que pour faire la sieste. Un jour, je trouverai le temps de visiter les musées d’Avignon. Un jour. Mais pas aujourd’hui.
En ce lundi 17 juillet, après avoir profité de la grasse matinée pour écrire, je me suis faufilée jusqu’à La Manufacture (eh oui, encore) pour un second spectacle de sa programmation festivalière, Attention, recommandé par un collègue. C’est le bouche-à-oreille qui décide du succès des spectacles à Avignon, encore plus que les affiches, les critiques et les démonstrations publiques. Une heure plus tard, en quittant le théâtre de la rue des Écoles et son attachante petite cour intérieure, je me suis aventurée par les rues les plus ombragées, en laissant mes pas me porter et en acceptant de me faire arrêter par chaque personne désirant me vendre son show. Les plus entreprenants des distributeurs de tracts sont surtout les équipes des vaudevilles, des boulevards et des autres shows d’humour, très présents dans le Off Avignon, mais parfois, on a droit à un pitch plus intrigant, qui peut même dériver sur une discussion intéressante. Malgré ma timidité, j’aime bien être cette spectatrice à convaincre…
Un seul autre spectacle était à mon horaire pour ce léger programme du lundi, une production québécoise au Théâtre de la Porte Saint-Michel, en bordure des remparts. J’en ai profité pour m’attarder place des Corps Saints, à mon avis l’une des plus belles places d’Avignon, avec ses terrasses à l’ombre de grands platanes. À voir la longue file patientant sur le trottoir, s’y trouve aussi un excellent marchand de glaces… J’y reviendrai. Après le spectacle, j’ai aussi pu discuter brièvement avec le metteur en scène d’origine franco-vietnamienne basé à Montréal, Matthias Lefèvre. J’étais bien curieuse de savoir ce qui amenait une jeune compagnie québécoise à Avignon pour présenter un texte aussi ancré dans la réalité et le lexique québécois. On voit en effet très peu de compagnies du Québec à Avignon, hélas. C’est le marché post-pandémique saturé au Québec qui a poussé l’équipe à faire ce pari, m’a expliqué M. Lefèvre. L’attrait pour la culture québécoise représente un bel atout pour attirer du public, malgré certaines journées plus tranquilles, m’a-t-il par ailleurs confié. Piquer la curiosité des médias et des diffuseurs représente un tout autre défi…
Attention – Influx dynamique et éclairant
Si vous passez trop de temps à faire défiler vos réseaux sociaux avant d’éteindre la lumière le soir, que votre première impulsion au réveil est d’agripper votre téléphone, que vos soirées semblent disparaitre tandis que vous enfilez les épisodes de vos séries chouchous, vous n’êtes pas seuls: en soixante ans, la première activité humaine après le sommeil est passée du travail au visionnement de flux audiovisuels. C’est du moins ce qu’avance, entre autres, André Toujours, grand spécialiste de l’intelligence, dans une conférence échevelée dont la production de la compagnie française Akté se propose de nous reconstituer des extraits.
Dans le petit espace de jeu de La Manufacture, qu’une scénographie astucieuse permet de découper en plusieurs espaces, le spectacle « documenteur » Attention brouille les frontières entre vérité et fiction, mélangeant allègrement les faits, les explications scientifiques et les digressions de son conférencier. Son interprète, Arnaud Troalic, qui co-signe aussi l’écriture et la mise en scène du spectacle avec Chloé Giraud, donne au conférencier excentrique une énergie débordante, à la fois brouillonne, mais suivant une certaine structure. Le comédien réussit parfaitement bien à transmettre le grand empressement de son personnage à propager un important message : l’humanité va droit dans le mur. Dans la bouche du conférencier, les mots se précipitent, se heurtent et cavalcadent plus vite qu’ils ne se forment, comme essoufflés de courir après les pensées d’un cerveau qui va à toute allure. Troalic captive l’auditoire, avec lequel il interagit pendant plus d’une heure au fil des extraits « recréés » de cette conférence fictive. On s’y croirait.
Et le sujet en lui-même avive l’intérêt. Toujours dresse pour nous le portrait d’une société qui a perdu le contrôle sur une technologie qui la dépasse et transforme non seulement notre conception du monde, mais aussi jusqu’au fonctionnement du cerveau humain. Branché sur des flux audiovisuels conçus pour capter l’attention, le cerveau devient une éponge, une machine à recevoir l’information plutôt qu’à la traiter. Passif, il en redemande toujours plus, cherchant continuellement une nouvelle stimulation. Et Attention fournit aux cerveaux des spectateurs ce qu’ils demandent en multipliant les sources de stimulation sur scène où l’image du conférencier est captée et rediffusée en direct par une caméra de surveillance tandis qu’un écran de pixels titille nos nerfs optiques. Sans compter les données qui s’affichent devant nous. Même le format du spectacle pallie notre déficit d’attention, ne nous présentant que les moments choisis, toujours courts, de cette conférence de quatre heures.
Bâti en suivant le fil rouge de l’essai Le cerveau disponible, de Bertrand Noël, la production d’Akté fait travailler les méninges, évoquant la surcharge de notre sens de la vue, l’atrophie de nos capacités mentales, nos dépendances et insistant sur le grand bouleversement que l’arrivée de l’audiovisuel a opéré en à peine quelques années et sa prolifération exponentielle dans nos vies. Attention est un condensé dynamique d’information, porté par un comédien d’un grand naturel. À voir, mais surtout à écouter avec sa pleine attention : pour ce faire, éteignez donc votre cellulaire…
Crédit photo : akte.fr
Fracture.s – Charge émotive sur la Sainte-Cath
C’est sous le signe lumineux et familier du métro de Montréal que les trajectoires de deux êtres à la dérive entrent en collision frontale. Et de ce crash va naître tout un réseau de fissures dans les univers de Clem et Jules, deux jeunes dans la vingtaine qui se révèlent l’un à l’autre avec une sensibilité à fleur de peau.
Avec Fracture.s, la toute jeune compagnie québécoise eXplo propose une charge émotive inégale, mais touchante qui met en lumière la santé mentale fragile de la génération Z, celle qui entame sa vie d’adulte avec une lourde charge d’angoisses et un avenir assombri par les crises climatique, politique et économique.
Le texte de Chloé Chartrand, qui joue aux côtés de Laurent Simard sur la très petite scène du Théâtre de la Porte St-Michel, révèle un bon sens du rythme. L’autrice amène graduellement ses personnages à dévoiler le fil de leurs pensées et à avouer ce que dissimulent leurs peurs et leurs impulsions. La surutilisation de sacres semble par moments superflue, mais elle marque généralement bien la montée des émotions chez les deux personnages. Si le vernaculaire québécois a déboussolé plus d’un spectateur français dans la salle, l’équipe parvient à marcher sur un mince fil, qui préserve le texte original tout en modifiant quelques expressions ou prononciations ici et là, sans en sacrifier la compréhension générale pour un public néophyte.
L’interprétation de Chloé Chartrand et de Laurent Simard ne manque pas d’énergie, même si le texte gagnerait à plus de nuance et de lenteur. Le fil se fait parfois précipité, grimpant dans une intensité qui nuit à la gamme des émotions. Le positionnement face au public, dans un style qui n’est pas sans rappeler le conte urbain, avec ces deux univers en parallèle que le hasard forcera à se rencontrer, crée cependant une belle connexion avec la salle, une intimité dont la production tire avantage.
Crédit photos explogroup.ca