Avignon : Jour 4 – Le juste milieu
DAPHNÉ À AVIGNON – PARTIE 4
Suivez notre collègue Daphné Bathalon dans son périple à Avignon, centre névralgique du théâtre en Europe durant la saison estivale !
Mardi 17 juillet 2018
Une chose que je remarque tout de suite à la sortie des théâtres, en France, mais particulièrement pendant le Festival d’Avignon, à cause de la concentration, c’est à quel point tous les spectateurs s’expriment en critique à la sortie des salles. Non, même pas, dès la fin du salut. Non, même avant!
Dès que le spectacle est terminé, les langues se délient et ne font pas dans la dentelle. Véritable exercice ou simple volonté de montrer qu’on a compris le spectacle, que l’on connaît la démarche du metteur en scène, qu’on a déjà vu cette troupe, à Prague, à Berlin ou à Venise, tiens? Chaque fois, je ne peux pas m’empêcher de sourire. Le milieu est bien moins petit ici, pas de risque de faire friser les oreilles à un collègue, une amie, un voisin de siège. Et ils ne sont pas tendres, les Français, quoique je remarque moins de sorties de salle en pleine représentation cette année. Serais-je tombée sur des publics plus courtois? Moins prompts à montrer à tous et à toutes que le spectacle, là, leur déplaît? Tant mieux, je suis incapable de rester concentrée sur un spectacle quand le public quitte la salle un spectateur à la fois.
En tout cas, les salles sont remplies au maximum de leur capacité pour bien des spectacles, avec chaque soir, à l’entrée des salles du IN, une longue file de gens sans billets, dont souvent une bonne trentaine voire plus pourra entrer.
C’est déjà le milieu de ma semaine à Avignon. Plus l’échéance approche, plus le temps file à vive allure, et j’ai du mal à résister à l’envie de placarder mon agenda avec le plus de spectacles possibles pour ne rien manquer, profiter à fond. Heureusement (?), le fait que je tienne à rédiger des critiques pour tous les spectacles pour lesquels j’ai obtenu des billets me contraint à un peu de retenu. J’ai plus de cinq critiques en retard sur le programme, et je sais qu’une fois assise dans l’avion, je n’aurai plus envie de reprendre le clavier. Alors autant se mettre au travail, mais avant, mon ami et moi nous rendons voir deux courtes formes pour jeune public dont les affiches et descriptifs ont retenu notre attention.
LE (TOUT) PETIT PRINCE
Compagnie Croqueti
Conte musical et visuel pour les 2 à 6 ans, Le (tout) Petit Prince, de la compagnie Croqueti, offre un petit moment de douceur poétique plus que bienvenu dans la chaleur et le brouhaha d’Avignon.
Installée dans la petite salle du Théâtre Tremplin, la production fait d’abord danser les étoiles et les planètes sur une toile céleste noire comme du charbon. Elles apparaissent du néant, scintillant de leurs vives couleurs grâce à la magie de la lumière noire. Leur ballet nous amène loin dans l’espace, sur un drôle d’astéroïde où vit un tout petit prince de rien du tout, à la peau bleue et à la houppette verte, et qui passe le temps comme il peut.
Le Petit Prince ramone ses volcans, déracine les baobabs, regarde les couchers de soleil et sa rose pousser. Jusqu’à un jour de grands vents, où le tout petit prince se prend d’envie de voyage lors d’un vol d’oiseaux sauvages…
La metteure en scène Sara Formosa compose et recompose adorablement l’histoire que nous connaissons tous pour créer un univers fantaisiste dans lequel parents et enfants prennent grand plaisir à s’immerger. Même un tout-petit bien fatigué et un peu grognon a, dès l’illumination des étoiles et des planètes, cessé de geindre et n’a pas perdu une miette des 35 minutes du spectacle, malgré la séquence un peu longue avec le baobab, en début d’histoire.
Si on s’attriste que le passage de l’adorable renard aux longues oreilles soit quant à lui si court, c’est que Le (tout) Petit Prince compte sur des marionnettes irrésistibles, superbement manipulées par Sara Formosa, Katy Elissalde et Claude Formosa, et regorge de jolies trouvailles. L’apparition du comptable sur son engin volant à ballons est l’un des moments magiques du spectacle. La production compte aussi sur une musique charmante, qui rythme l’arrivée de chaque personnage tout au long des aventures du Petit Prince et contribue à la poésie de cette histoire sans paroles, ou presque.
Grâce au (Tout) Petit Prince, le jeune public découvre avec son coeur et ses sens l’importance de l’amitié, du souvenir et de l’imagination.
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BOOM
Compagnie Entre eux deux rives
D’accord, c’est totalement l’affiche qui a retenu mon attention. Mais comment résister au visage tout mignon et éternellement surpris d’un cube de bois?
L’adorable personnage imaginé par Claire Petit et Sylvain Desplagnes a deux yeux ronds, une tête carrée et beaucoup de difficulté à maintenir un équilibre, bien trop fragile. Maladroit, mais joueur et curieux, il explore avec le tout petit public (à partir de 2 ans) cette étrange maison qui nous sert de corps et qu’il est si difficile de faire tenir debout sans chuter, tomber, rouler…
Avec énormément de tendresse, la production invite les tout-petits à jouer avec des blocs, puis à entrer sous la tente qui lui sert de scène. Là, dans ce petit cocon de toiles tendues, BoOm fait apparaître par petites touches, comme un jeu de construction, les éléments qui constituent le corps : des mains, des pieds, deux yeux et puis pop!, voici que naît un drôle de personnage à la tête cubique.
Grâce à la grande curiosité de ce personnage et à son esprit d’aventure, la pièce explore les notions de haut et de bas, les dimensions, les distances, l’équilibre, le déséquilibre, et même la gravité. Aux côtés du sympathique personnage, tantôt très grand, tantôt très petit, selon qu’il soit représenté par l’interprète la tête dans un gros cube, ou par deux doigts et un tout petit cube, le jeune public s’amuse de ses cabrioles, de sa poursuite du joli cube rouge, et de ses nombreuses maladresses.
Le choix du cube comme élément narratif et structurant pour cette production paraît tout naturel puisque les enfants le connaissent bien. C’est en jouant avec les blocs que les tout-petits développent leur conception de l’espace, se familiarisent avec l’équilibre. Le talent et la délicatesse de la comédienne-marionnettiste Cécile Vitrant nous permettent de percevoir toute la finesse de l’exploration.
BoOm fait partie de ces spectacles véritablement pensés pour leur jeune public, avec une grande attention portée aux sens, à l’environnement aussi bien sonore que lumineux, et à la gestuelle. Chaque enfant repart avec son propre cube rouge, pour faire le lien entre ce qu’il vient d’expérimenter et ce qu’il peut continuer d’explorer.
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Parce qu’un séjour à Avignon ne serait pas complet sans un passage à La Manufacture qui, si elle a le défaut d’avoir des salles hors les murs, a au moins le mérite de proposer une programmation fort différente des autres théâtres, je me retrouve rue des Écoles en milieu d’après-midi pour entendre un auteur suédois.
J’APPELLE MES FRÈRES
Compagnie du Rouhault
Coproduction Comédie de Béthune, Théâtre Jean Vilar, Théâtre de l’Ancre
À Stockholm, une voiture vient d’exploser. Attentat. Et les soupçons aussitôt se portent sur l’autre, sur l’étranger. Amor le sent, dans la rue, la suspicion et la méfiance qui prennent le dessus. « Quelle attitude adopter quand on ressemble comme un frère à ceux qui…? » « Un apaisement est-il encore possible? »
Dans J’appelle mes frères, l’auteur suédois Jonas Hassen Khemiri se penche avec acuité sur la place de l’étranger dans notre société, son rôle de catalyseur pour tous les problèmes dont on l’accable, et sur le trouble identitaire de ces jeunes hommes et femmes qui ont grandi ici, mais qui soudain deviennent « de là-bas » quand survient une attaque. La metteure en scène française Noémie Rosenblatt a choisi d’élargir le propos à la question du vivre-ensemble, en misant notamment sur un choeur constitué d’habitants de la ville où a lieu chaque représentation.
La pièce se construit comme une série de conversations, de flashback et de fragments de la vie d’Amor dans les 24 heures suivant l’attentat ; comment les regards portés sur lui ont changé, mais aussi comment son propre regard sur sa ville et ses proches changent. Slimane Yefsah brille dans le rôle d’Amor, traversé par une série de questionnements, de doutes et d’un peu de révolte. Il navigue entre humour et drame avec beaucoup de naturel. Son interprétation se démarque nettement de celle du reste de la distribution. Les trois acteurs gravitant autour de Yefsah, avec toute leur galerie de personnages, peinent à trouver le ton juste dans les quasi-monologues que constituent la pièce et sonnent la plupart du temps détachés du propos. Un décalage qui ne facilite pas l’adhésion à la proposition de Rosenblatt.
Pourtant, le texte est solide, le fil narratif nous mène dans des directions inattendues tout en soulevant des questions pertinentes sur les notions d’intégration, d’intolérance et d’identité multiple. La scénographie soignée, comme bien souvent parmi les productions présentées à La Manufacture, offre juste ce qu’il faut de lumière et d’ombre pour isoler le personnage principal dans la foule, mettre en lumière son écartèlement entre le besoin de se fondre dans la masse et le refus de se justifier pour des actes commis par d’autres avec qui il partage une origine ou des croyances. Au final, il ne manque peut-être qu’un peu plus de coffre et d’émotion pour que le spectacle décolle vraiment.