Toronto – Écoutez nos défaites est de retour en Amérique
par Jean-François St-Arnault, collaboration spéciale
Réflexion sur les surtitres au théâtre
Le spectacle d’ouverture de la saison du Théâtre Prospero en septembre dernier, Écoutez nos défaites : END, était de passage sur la scène Upstairs du Studio de la rue Berkeley, à Toronto. Invitée par le directeur artistique du Théâtre français, Joël Beddows, la coproduction du Groupe de La Veillée et de la compagnie française Act Opus, qui a parcouru les routes de l’Hexagone et de la Suisse entre septembre et mai, enflamme les planches pour quatre soirs seulement, avant de remettre les voiles vers Montréal. La pièce sera à l’affiche au Théâtre de la ville, à Longueuil, les 10 et 11 mai, puis de retour au Théâtre Prospero pour une série de supplémentaires du 15 au 18 mai.
L’adaptation du roman de Laurent Gaudé, mise en scène par Roland Auzet, prend une tout autre couleur dans la Ville Reine, et surtout par les temps qui courent. La métaphore de la guerre dépasse largement les cadres sémantiques qui se trouvent décuplés devant un public linguistiquement hétérogène.
L’élément qui vient ajouter une tout autre dimension à l’œuvre dans ses représentations torontoises est la présence de surtitres anglais. Le modèle qui s’est instauré peu à peu depuis 2005 dans les théâtres francophones canadiens ne plait pas à tous les publics. Comme les sous-titres au cinéma ou à la télévision, certains spectateurs se sentent déconcentrés par ceux-ci. Ils permettent cependant de toucher un public plus large et, outre les bénéfices économiques pour un diffuseur en situation linguistique minoritaire, deviennent un outil d’accessibilité et d’inclusion.
Les surtitres d’Écoutez nos défaites sont intégrés à la représentation. On assiste en quelque sorte aux balbutiements d’un métalangage scénique dont la fonction n’est plus simplement la traduction d’un texte, mais bien une adaptation bien vivante d’une parole d’une langue à l’autre. Respectant les prérogatives de la scène, les surtitres doivent suivre les répliques dites sur scène au même rythme qu’elles sont prononcées. À la différence du cinéma, le spectacle vivant n’est pas figé d’une représentation à l’autre. Il est donc important que la projection que le texte traduit respecte l’idée du texte original et la longueur de la réplique.
Nous sommes, dans ce spectacle, devant une parole francophone qui dénonce la guerre contre le terrorisme, plus précisément d’un point de vue américain. Les opérations qui ont mené à la capture de Ben Laden conjuguées aux développements technologiques étaient sous la direction des forces spéciales de la Maison Blanche.
Les scènes à doubles surtitres (dans lesquelles le personnage principal parle au téléphone et où la voix de son interlocuteur reste inintelligible) sont déstabilisantes. Le spectateur bilingue qui, depuis le début du spectacle, suit le texte parlé et le texte surtitré, doit alors faire un choix dans sa lecture puisque les deux langues sont affichées en même temps. L’extrême densité poétique de la langue, qui n’est pas sans rappeler les staccatos syncopés de la dramaturgie de Wajdi Mouawad, fait défiler les surtitres à toute vitesse. Ce choix devient une métaphore en tant que telle qui illustre bien le propos de la pièce : personne ne peut détenir toutes les informations.
Les évènements se précipitent sur scène, dans la fable et dans la tête du spectateur. Les choix se posent. Sont-ils les bons ? Parce qu’en fin de compte, même quand on gagne la guerre, on la perd aussi.
Peu importe sa langue ou son niveau de connaissance sociopolitique, le spectateur recevra sans doute Écoutez nos défaites : END comme un électrochoc. L’utilisation de surtitres comme objet performatif à part entière contribue ici, sans contredit, à intensifier cet électrochoc de manière significative.