Des paroles d’auteurs
Par Daphné Bathalon, à Avignon
En cette troisième journée à Avignon, toujours aussi chaude et ensoleillée, faire un choix devient de plus en plus difficile. Le temps me manque pour voir tout ce que je voudrais voir et des conflits d’horaire m’empêcheront d’assister à bien des spectacles qui paraissent prometteurs, comme Roi Lear 4/87 et Morts sans sépulture, ou des ovnis comme Tatadadatatatatatataaaa. Pour entamer cette journée, je me tourne donc vers le Théâtre du Balcon et la compagnie Philippe Person, une valeur sûre.
L’IMPORTANCE D’ÊTRE WILDE
Théâtre du Balcon, 38 rue Guillaume Puy
L’importance d’être Wilde est bien loin du portrait biographique auquel on peut s’attendre de prime abord; les premières minutes du spectacle nous le démontrent très clairement. Sur scène, trois comédiens exécutent une gigue irlandaise incongrue avant de se glisser (tous les trois!) dans la peau de l’excentrique Oscar Wilde le temps d’une entrevue de type variété.
Extraits des œuvres de Wilde et du procès qui lui ruina la santé, tant mentale que physique, aphorismes pleins de bon sens, rigolos ou parfaitement loufoques, et quelques témoignages d’artistes qui ont connu l’auteur forment une douzaine de tableaux disparates, mais étroitement agencés par une mise en scène efficace. Multiforme, ce spectacle dénote ainsi l’excellente maîtrise du sujet par son auteur, Philippe Honoré, et son metteur en scène, Philippe Person. Quelques textes (tels Salomé, L’importance d’être constant et Le portrait de Dorian Gray), informations biographiques et extraits sont présentés par ordre chronologique ce qui rend la pièce accessible autant aux amateurs de Wilde qu’à ceux qui n’ont jamais lu une ligne de ses romans. Ces derniers apprécieront d’ailleurs sans doute davantage la production car les autres n’apprendront rien qu’ils ne sachent déjà.
La compagnie Philippe Person, qui avait proposé Misérables à l’édition 2010 du Off, un incroyable travail d’adaptation et d’actualisation du roman de Victor Hugo, injecte à nouveau une bonne dose d’humour à L’importance d’être Wilde. On ne se prend pas au sérieux, les comédiens adressent même plusieurs clins d’oeil amusants au public. Malgré son aspect mosaïque, le spectacle trace un portrait riche de l’auteur. Certes, le traitement est léger pour un écrivain au destin bien noir, mais il s’agit d’une excellente introduction à la vie et à l’œuvre d’Oscar Wilde.
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DU CÔTÉ D’ALICE
La Condition des soies, 6 rue Saluce
Souvent adapté, le roman Alice au pays des merveilles se présente chaque fois sous une forme totalement différente. Du côté d’Alice, de Star Théâtre et de la compagnie Isabelle Starkier, souffre malheureusement de quelques faiblesses. À l’instar d’Alice pourchassant le lapin blanc, le spectacle court après la bonne idée sans jamais parvenir à autre chose qu’à s’essouffler.
Les projections vidéo permettent de nombreux jeux d’images intéressants, comme la taille changeante d’Alice et la longue chute dans le terrier du lapin, mais elles sont si abstraites ou géométriques qu’elles égarent le spectateur plutôt que de l’entraîner à la suite de la jeune héroïne. En partie réalisées sur scène par l’un des membres de la petite troupe, elles créent néanmoins un effet d’étrangeté, celui que l’on retrouve dans le roman. Plus délirantes et éclatées, elles auraient encore mieux servi la production.
Malgré l’apport de la musique, elle aussi réalisée sur scène, et des images, le voyage d’Alice ne devient intéressant que lors de la rencontre avec le Lièvre de Mars et le Chapelier fou, incarnés par le musicien Amnon Beham et le créateur visuel Jean-Pierre Benzekri. L’échange est dynamique et tout à fait disjoncté. Parfait. Les deux comédiens s’en tirent à merveille dans leurs rôles respectifs. Quant à Angélique Zaini, elle a la diction claire et l’aspect ingénu qui colle bien au personnage d’Alice. Cependant, son débit trop rapide associé à un ton déconnecté ne créent pas d’attachement entre le public et elle.
Isabelle Starkier, à la mise en scène et à l’adaptation, a opté pour une sélection de plusieurs passages très rhétoriques du chef-d’oeuvre de Lewis Carroll, un choix étrange qui ne facilite pas la compréhension de la pièce pour les plus jeunes spectateurs, sans doute plus intéressés par les rencontres loufoques d’Alice que par les exercices de réflexion et de déconstruction de la pensée.
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BAAL
La Manufacture, 2 rue des Écoles
En soirée, jusqu’au 27 juillet, la navette de La Manufacture transporte une cinquantaine de spectateurs vers la Patinoire, un peu à l’extérieur des fortifications d’Avignon. Le petit désagrément d’un autobus non climatisé vaut bien la peine qu’on le souffre pour assister au déferlement d’énergie brute de Baal, deuxième coproduction de Theater Antigone et du Théâtre national Bruxelles.
Raven Ruëll et Jos Verbist désiraient depuis longtemps s’attaquer à la mise en scène de cette pièce, la première écrite par le jeune Bertolt Brecht au retour de la Grande Guerre. Le texte de Brecht recèle une révolte et une vision du monde très noire que les deux metteurs en scène belges souhaitaient travailler avec une distribution pour moitié flamande et pour moitié francophone. Le spectacle est alternativement présenté dans ces deux langues. Le soir où j’y ai assisté, la pièce était jouée en néerlandais. Cette langue se prête par ailleurs à merveille à la mise en scène revêche de Ruëll et Verbist, qui ne nous épargnent aucune image ou parole dure. La langue de Baal est elle-même crue. Parfois vulgaire, elle repousse et crache bien plus qu’elle ne caresse ou transforme un tel contact en perversion.
Baal, jeune poète à l’esprit fou, se refuse à toute forme de censure, de compromis ou de conformisme. Dur envers les autres, il se moque de tout, de l’amour comme de la mort, de sa mère, du sacré, des relations humaines. Il n’a de respect pour aucun. En vérité, ce personnage détestable n’a le souci de personne sauf de lui-même. Vincent Hennebicq en livre une interprétation admirable. Sa version très no future de Baal est constamment tendue et en déséquilibre.
Les metteurs en scène ont tiré du texte de puissantes lignes dramatiques qu’ils illustrent tant sur scène que sur écran où les gestes des comédiens, captés en direct, sont grossis ou répétés. Pendant tout le spectacle, ces séquences vidéo projetées sur un écran panoramique permettent plusieurs jeux de perception, doublant la force de frappe de certaines images, telles celles du viol (tout en suggestion) ou d’un corps prostré dans une baignoire blanche. L’intégration de la vidéo au spectacle accentue son côté trash, un choix artistique pleinement assumé. Il n’en est que plus dommage que la salle de la Patinoire, plus large que profonde, ne se prête pas bien du tout à une production multimédia. Les spectateurs du premier rang ont d’ailleurs dû changer de place dès le début de la représentation pour éviter de se casser le cou.
Baal, objet sombre de la dramaturgie de Brecht, se transforme sous la poussée inspirée de Ruëll et Verbist, et grâce à l’interprétation sans faille de toute la distribution, en un spectacle fascinant qu’il faudrait voir plus d’une fois pour en étudier les différentes symboliques.