(CRITIQUE) The Threepenny Opera : sous le maquillage

Par Daphné Bathalon

L’opéra de quat’sous a tout pour séduire : une association de mendiants, un orchestre, des chansons entraînantes (du grand Kurt Weill), un assassin aux allures de gentleman, une féroce critique sociale et du système judiciaire, toujours d’actualité… Pas étonnant que L’opéra de quat’sous soit l’un des textes les plus montés de Bertold Brecht même près de 100 ans après sa création, en 1928 à Berlin. On en voyait d’ailleurs une nouvelle proposition, signée par Brigitte Haentjens à l’Usine C en 2012. Mais cette fois, c’est au cinéma que MonTheatre s’invitait, pour une projection du National Theatre Live, au Cineplex Forum.

Crédit photo Richard Hubert Smith
Crédit photo Richard Hubert Smith

À l’instar d’Haentjens, le metteur en scène anglais Rufus Norris a choisi de transposer l’action plus près de son public. Pour la femme de théâtre québécoise, c’était le Red Light montréalais, pour la production de Norris, c’est le dédale des rues londoniennes… ou plutôt les coulisses d’un music-hall.

L’adaptation, signée Simons Stephens, se joue en effet du quatrième mur et multiplie les mises en abyme dans un lieu qui rappellerait aisément un hangar à décors. Au milieu de tréteaux, d’escaliers de scène et de pans de décors formés de bric et de broc se dessine l’univers de L’opéra de quat’sous, dirigé d’un côté par le patron des mendiants, Mr Peachum, et de l’autre par le truand dandy Macheath. Leurs univers entrent en collision lorsque la fille du premier tombe amoureuse du second.

Crédit photo Richard Hubert Smith
Crédit photo Richard Hubert Smith

La scène qu’arpente le célèbre et cruel Macheath, le surineur qui égorge, étripe et éviscère sans états d’âme, semant la terreur dans les rues de Londres, est d’abord celle d’un castelet où ses victimes meurent avec force simagrées et jets d’entrailles. Le trait est grossi, on y joue la comédie, le théâtre dans le théâtre. Le ton est donné, ce Threepenny Opera sera burlesque.

Et pourtant, sous sa moustache dessinée et son veston ajusté, le Macheath de Rory Kinnear fait résonner dès son entrée en scène un rythme beaucoup plus sinistre que le grotesque des maquillages et des déguisements laisse entrevoir… Kinnear n’a certes pas le côté séducteur qu’on imagine au surineur, mais il joue aussi bien le charme que le côté inquiétant du personnage. Ses échanges avec sa bande de truands et avec son vieil ami Tiger, le chef de la police, sont délicieux. On regrette cependant de ne pas ressentir davantage la menace sous-jacente, le requin sous les allures de dandy. Une faiblesse qui s’étend malheureusement à l’ensemble de la production, qui manque singulièrement de mordant. À force de jouer du burlesque, la production finit par trop s’appuyer sur les effets comiques et les talents vocaux de sa distribution au détriment de la critique.

Crédit photo Richard Hubert Smith
Crédit photo Richard Hubert Smith

Malgré tout, et il est bon de le souligner, la production met de l’avant la force de caractère des femmes de l’histoire, notamment Polly Peachum, d’ordinaire plus effacée et crédule. Incarnée par Rosalie Craig, elle est vive et brillante, gère avec talent les affaires de Mackie, se mesure sans frémir aux hommes autour d’elle, et trompe même un peu tout le monde au passage. La prostituée Jenny, âme perdue et véritable personnage tragique de l’histoire, trouve en Sharon Small une lumineuse interprète. À elles deux, ces femmes volent sans mal la vedette à leurs contreparties masculines. Et c’est rafraîchissant.

Tour de chant impressionnant, production séduisante et music-hall jouissif, ce Threepenny Opera laisse tout de même le spectateur sur une impression en demi-tons, devant un spectacle qu’il aurait sans doute voulu un peu plus affuté et tranchant.

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