(CRITIQUE) National Theatre Live – Absurde à l’extrême
Par Daphné Bathalon
Pour imaginer Rosencrantz and Guildenstern Are Dead, l’auteur britannique Tom Stoppard a extrait d’Hamlet deux personnages très secondaires, quoique pivots dans l’histoire, pour les placer au premier plan, dépouillés de tout décor, de tout support. Sa pièce, écrite en 1966, revisite le drame shakespearien en remettant en question par la bouche de ces antihéros improbables les notions d’identité et de rôle (au sens de celui que chacun joue dans une histoire plus vaste et qui nous dépasse parfois).
La production, présentée ces jours-ci au Old Vic Theatre à Londres, marque de fait le 50e anniversaire de création de la pièce. Et le National Theatre Live offre l’occasion de la voir sur grand écran dans de nombreuses villes partout dans le monde.
Férocement absurde et carburant à l’existentialisme de ses personnages, Rosencrantz and Guildenstern Are Dead est une véritable classe de maître pour acteurs, alors que le duo passe son temps à plonger dans l’histoire d’Hamlet pour en ressortir aussitôt. Un moment, ils discutent de probabilités en lançant une pièce en l’air, le moment suivant, les voilà tenus de marchander avec un Hamlet au bord de la folie pour connaître le lieu où il a caché le corps de Polonius. Nous sommes les témoins de leur errance dans un décor qui rappelle des limbes (magnifique scénographie d’Anna Fleischle) alors qu’ils remettent en question leurs souvenirs, puis leur identité, jusqu’à douter de leur existence. Ils ne savent sur eux que ce que l’auteur en dit dans sa pièce, autant dire très peu, même presque rien. Qui sont ces deux amis d’enfance d’Hamlet dépêchés au palais pour égayer le prince d’Elseneur, puis renvoyés avec lui vers l’Angleterre, porteurs d’une lettre qui aurait dû mener à son exécution? Sont-ils quelque chose de plus qu’un procédé narratif facilitant la progression de l’histoire?
Il faut relativement bien connaître la trame de la pièce de Shakespeare pour apprécier toutes les subtilités du texte de Stoppard, tant l’auteur s’amuse à faire des références aux personnages et aux dialogues originaux. L’histoire d’Hamlet s’infiltre d’abord subtilement au détour des réflexions de Rosencrantz et Guildenstern, puis se fait de plus en plus présente jusqu’à les avaler complètement.
Dans le magnifique écrin que lui offre la salle du Old Vic, le metteur en scène David Leveaux propose une production vive où le verbe pétille dans la bouche des deux acteurs principaux, Daniel Radcliffe et Joshua McGuire, un habitué des comédies. L’un et l’autre se lancent la balle à une telle vitesse qu’on a l’impression d’assister à une partie endiablée de ping-pong. McGuire impressionne particulièrement en Guildenstern (ou est-ce Rosencrantz? Personne ne semble sûr…), un pince-sans-rire à l’esprit très aiguisé dont les perceptions d’une réalité logique obéissant à certaines lois immuables sont constamment remises en question par son ami ou par les faits qui se présentent à lui. À ses côtés, l’ancien enfant star Daniel Radcliffe offre une performance solide dans la peau d’un Rosencrantz (ou d’un Guildenstern?…) plus en retrait et enclin à se laisser porter par les événements et l’histoire. Les dialogues, très rythmés, suivent les raisonnements étranges et surprenants des deux personnages, au travers de questionnements tantôt loufoques, tantôt à même de vous faire exploser le cerveau. Le reste de la distribution est à l’avenant, David Haig dans la peau de L’Acteur offrant quelques-unes des meilleures scènes et répliques de la production.
La pièce, qui rappelle par plusieurs points En attendant Godot, oscille entre des joutes verbales comiques et la lente prise de conscience des personnages de leur mortalité. Elle donne surtout à entendre de brillants échanges logiques (ou pas) et des répliques savoureuses, comme « Eternity is a terrible thought – when will it end? », livrés avec un excellent sens du timing par une distribution en grande forme.
À voir en reprise le 27 mai dans certains cinémas de Montréal… ou à Londres, au Old Vic jusqu’au 6 mai 2017.