Avignon : Jour 6 – Un pas de côté
DAPHNÉ À AVIGNON – PARTIE 6
Suivez notre collègue Daphné Bathalon dans son périple à Avignon, centre névralgique du théâtre en Europe durant la saison estivale !
Jeudi 19 juillet 2018
En ce cinquième séjour à Avignon, et après lui avoir fait coucou depuis mon côté du Rhône, il est plus que temps que je me décide à aller visiter Villeneuve-lez-Avignon, sur la rive gauche du fleuve. À même pas cinq kilomètres du centre historique, Villeneuve vit dans l’ombre de sa voisine pendant tout le mois de juillet, et pourtant elle tient chaque année son propre festival des arts de la scène en même temps que celui d’Avignon.
Surnommée la cité des cardinaux, la ville est stratégiquement juchée sur le mont Andaon, vis-à-vis le rocher des Doms, à Avignon. Villeneuve a même son petit bout du célèbre pont avec la tour Philippe Le Bel.
Cette année, j’ai expressément réservé mon jeudi avant-midi pour cette visite, ne me planifiant que deux spectacles en fin de journée. Sans le savoir, j’ai choisi la journée parfaite puisque, après ma traversée depuis Avignon et la longue marche le long des voies rapides (je recommanderais de prendre le bus directement depuis la poste à Avignon, le chemin n’a vraiment rien d’intéressant), je découvre que le marché hebdomadaire bat son plein en ville. Un beau marché comme on en voit encore dans certains villages de France, en partie brocante, en partie produits locaux et frais, en partie artisanat régional. Heureusement que je n’ai aucun argent sur moi! Vous verriez la beauté des melons de Provence et la diversité des olives, tomates et courges… Mais bon, je ne suis pas là pour ça, et je reprends ma route.
J’entame mon ascension vers la Chartreuse du Val de Bénédiction sous le chaud soleil de 10h.
La Chartreuse est immense (l’une des plus vastes de France avec rien de moins que trois cloîtres), et sa visite se révèle fascinante, malgré le peu de renseignements donnés par les fiches informatives. Au choix, j’aurais préféré une visite guidée, car les vieilles pierres ne parlent pas toujours très bien de leur histoire… N’empêche, rien que le petit cloître est une merveille, et l’absence de tout visiteur (ou presque, hormis moi) me permet d’imaginer sans mal la vie que devaient y mener les religieux. Dès l’entrée sur les lieux, il y a quelque chose d’un peu magique avec cette église dont un des murs s’est effondré, relevant un point de vue impressionnant sur la montagne et le fort derrière. La Chartreuse sert aujourd’hui de résidence d’artistes et c’est ici qu’ont lieu plusieurs activités de Villeneuve-en-scène.
Plus d’une heure trente plus tard, je ressors de la Chartreuse, pressée d’aller trouver un peu d’ombre au jardin du Fort Saint-André, ou plus précisément de l’abbaye qui se trouve juste à côté. Les jardins en terrasse se révèlent d’abord aux visiteurs à travers une exposition temporaire de toiles et esquisses réalisés par des artistes de différentes époques. Le principe est habile puisqu’on découvre ainsi le jardin sans l’avoir encore vu, tandis qu’on déambule dans les salles basses du palais abbatial. Passé l’expo, je sors dans la cour de l’abbaye, aussi paisible qu’harmonieuse, avant de m’enfoncer dans les jardins à proprement parler. Les jardins et l’abbaye, restaurés en partie par les artistes Elsa Koeberlé et Génia Lioubow entre 1916 et 1950, puis par Roseline Bacou des années 1950 jusqu’à sa mort en 2012. Ouverts au public depuis le début des années 1990, les jardins et l’abbaye valent le détour.
Les jardins doivent être absolument magnifiques au printemps. En ce 19 juillet, il ne reste pas grand-chose qui ne soit pas au moins partiellement brûlé par le soleil. La végétation desséchée offre tout de même un très bel environnement à parcourir au chant des cigales, visibles partout sur les troncs des pins. Du haut des terrasses panoramiques, j’ai droit à une vue imprenable sur la cité des papes et les Alpilles au loin, malgré le voile de brume qui couvre l’horizon. J’aperçois même les neiges éternelles du mont Ventoux! Des chaises longues invitent un peu partout à la détente, et il m’est bien difficile de les quitter pour poursuivre ma visite. Ça vaut la peine de s’enfoncer un peu plus dans les jardins pour découvrir, notamment, les vestiges des deux églises romanes et des tombaux du 6e siècle (rien de moins!).
Et c’est déjà l’heure de redescendre vers Avignon si je ne veux pas rater mon premier spectacle de la journée, au Théâtre des Doms, où je n’ai pas encore eu l’occasion de me rendre cette année. Ce sera aussi mon premier spectacle de marionnettes pour adultes au festival!
L’HERBE DE L’OUBLI
Coproduction Théâtre de poche de Bruxelles et Point Zéro
Plus de trente ans ont passé depuis l’explosion du cœur du réacteur numéro 4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl. Dans la zone d’exclusion et dans les villes et villages tout autour, la vie a repris son cours, mais les gens qui y habitent, oubliés de leur gouvernement et du reste du monde, vivent encore les contrecoups de la catastrophe.
En 2017, des membres du Théâtre de Poche de Bruxelles et de la compagnie Point Zéro sont partis en Ukraine et en Biélorussie pour aller à la rencontre de survivants et de leur famille, dont certains enfants nés et ayant grandi sur ce territoire où bien des gens ne voudraient pas même circuler. Leurs propos, rassemblés et réinterprétés dans L’herbe de l’oubli traduisent tout l’amour, la douleur et le désarroi de ces êtres face à un danger invisible qui a bouleversé leur vie et d’un mal insaisissable qui continue de marquer leur quotidien. Qui sont ces gens qui demeurent dans cette zone où le taux de mortalité est trois fois plus élevé qu’ailleurs, mais qui est officiellement sans danger (mais on recommande de ne pas consommer de légumes, fruits ou animaux de la région..).
À l’écriture et à la mise en scène, Jean-Michel D’Hoop signe un spectacle rempli d’une grande humanité. Marionnettes et acteurs se croisent dans un ballet bien maîtrisé qui alterne moments poétiques et accès d’indignation sociale. Au fil des interventions, tantôt revendicatrices ou résignées, tantôt tendres ou désespérées, le drame s’expose dans toutes ses dimensions. L’herbe de l’oubli parle aussi bien des conséquences immédiates de la catastrophe nucléaire que de ses effets à long (ou très long) terme sur la santé, l’environnement, l’économie, la politique et, même, l’éducation.
Dans la charpente désossée d’une maison, le spectacle expose les faits historiques, les tractations politiques, mais aussi les blessures encore vives des survivants, dont les visages apparaissent à l’écran à la fin du spectacle. Dans un moment très touchant, les acteurs qui se font porte-paroles de ces survivants s’effacent pour laisser voir les images de leur visite dans une forêt où se dressaient autrefois des maisons. On voit dans les yeux de ces villageois expulsés l’immense douleur d’un exil qui ne prendra jamais fin.
Touchantes aussi ces scènes entre deux marionnettes de personnes âgées se rappelant leurs jeunes années et le récit d’un homme qui n’a pas pu supporter le regard de tous ces animaux de compagnie ou de ferme abandonnés à leur sort ou carrément abattus.
L’herbe de l’oubli traite avec délicatesse de l’après-catastrophe nucléaire et aussi de trahison, celle des politiques envers leur population, celle du monde envers les oubliés de Tchernobyl et celle des hommes envers la nature. Un spectacle qui touche droit au cœur.
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Alors qu’il me reste un peu de temps avant le deuxième spectacle de la journée (au IN, les spectacles extérieurs commencent rarement avant la tombée de la nuit, vers 22h), je devrais en profiter pour rédiger quelques critiques, mais la journée est trop belle pour ne pas aller me promener sur les places et dans les rues avignonnaises et croquer quelques artistes faisant la promotion de leurs spectacles. Dans la rue, tous les moyens sont bons!
CERTAINES N’AVAIENT JAMAIS VU LA MER
La Comédie de Valence Centre dramatique national Drôme-Ardèche
Coproduction : Festival d’Avignon, Théâtre des Quartiers d’Ivry, Centre dramatique national du Val-de-Marne
Au début du 20e siècle, dans les années 1920, des milliers de jeunes Japonaises ont quitté leur pays, pleines d’espoir ou le cœur lourd, parfois les deux à la fois, pour aller épouser des compatriotes exilés qu’elles n’avaient jamais rencontrés, mais qui leur faisaient miroiter un avenir brillant, un continent idyllique. À leur arrivée, pour la vaste majorité, la désillusion est grande. Travail aux champs, maris violents, servitude moderne dans les maisons de riches Américains, dans les manufactures et les blanchisseries…
Saisi par l’émotion à la lecture du roman Certaines n’avaient jamais vu la mer, de l’auteure nippo-américaine, Julie Otsuka, le metteur en scène français Richard Brunel a voulu faire entendre sur scène cet épisode méconnu de l’histoire américaine, et donner la parole à ces femmes, d’abord transplantées depuis leur Japon natal en terres américaines, puis exilées une deuxième fois, dans des camps d’internement des années plus tard, après l’attaque contre Pearl Harbor.
Brunel a transposé ce récit pluriel en une pièce chorale où toutes les actrices se font porte-voix d’une communauté invisible. À leurs côtés, quelques acteurs donnent corps (essentiellement) aux maris, aux fils, aux patrons. Sur le grand plateau dressé dans le Cloître des Carmes, le souffle puissant du roman d’Otsuka et sa grande musicalité résonnent avec ampleur. Brunel tire profit de son grand plateau et le peuple d’un chœur battant, l’envoyant valser aux champs, à l’usine, dans la rue avec la jeunesse américaine.
Porté par ce grand texte, le spectacle peut compter sur un formidable travail d’éclairage et par des tableaux de toute beauté, surtout dans un aussi bel écrin que le Cloître des Carmes, où le ciel étoilé et les murs de pierre font partie intégrante de la scène. Au fil des scènes, très cinématographiques, les boîtes composant le décor se transforment pour évoquer les années qui passent et les situations qui évoluent, formant parfois de petites scènes à l’intérieur de la grande, un moyen efficace de ramener l’Histoire à une échelle plus intime. Il semble toutefois que tous ces dispositifs modulables entraînent un certain encombrement. Les tableaux et les atmosphères sont absolument magnifiques, mais les témoignages semblent y perdre en charge émotionnelle. Le ton très narratif et la pluralité du récit n’aident pas non plus à faire disparaître cette impression de lire le roman plutôt que d’en vivre une adaptation scénique.
Certaines n’avaient jamais vu la mer fait résonner tout un pan de l’histoire américaine dont on entend peu parler, mais qui est pourtant toujours d’actualité en cette époque où l’Autre, de voisin peut devenir, du jour au lendemain, un étranger qu’on considère avec méfiance. Si la mise en scène de Brunel en fait parfois trop et laisse peu de place au souffle de l’émotion, il est impossible de rester insensible au sort de ces milliers de Japonaises et de ne pas ressortir du théâtre avec une grande envie d’aller lire le roman de Julie Otsuka.