Carrefour 2022 : Le virus et la proie – un réquisitoire à quatre voix

Carrefour 2022 : Le virus et la proie – un réquisitoire à quatre voix

La différence entre attraper une proie et contracter un virus est de taille. La proie est victime, le virus est prédateur. Passer de l’une à l’autre, inverser les rôles, pour avoir enfin une chance d’atteindre l’inatteignable, de toucher l’intouchable, d’accéder à l’inaccessible, est le souhait d’Étienne Lou, un des quatre protagonistes de la pièce Le virus et la proie. Le texte de ce violent réquisitoire contre le pouvoir, la politique et l’incommunicabilité est également porté avec beaucoup de conviction par Tania Kontoyanni, Ève Pressault et Alexis Martin.

Dans une longue lettre adressée à Monsieur, un être insaisissable, omniprésent et invisible comme une sorte de dieu qui n’écoute pas, pire, qui n’entend rien, les quatre personnages se révoltent contre l’impossibilité de converser et de débattre avec ce destinataire anonyme sur des sujets sensibles de la société comme les rapports de forces, l’inégalité des statuts sociaux, la démesure de la richesse, le déséquilibre écologique… Le système économique axé sur le rendement, la productivité et le profit qui prévaut dans nos vies, qui sème la dévastation dans son sillage, qui étouffe l’humanité en traitant l’humain comme une machine, est mis au banc des accusés. Et les occasions de s’indigner, de se rebeller et de s’emporter devant ces évidences sont multiples. Le langage lui-même, celui avec lequel on tente de dialoguer et qui sert malheureusement trop souvent à aliéner davantage les gens est lui aussi décrié.

Les exemples qui ponctuent le texte de Pierre Lefebvre et qui contribuent à étayer son discours sont percutants. Comment ne pas être outré par le commentaire d’un analyste qui explique que les femmes habitant un pays que l’on ne nomme pas ne peuvent pas s’épanouir tout bonnement parce qu’on les empêche de se partir en affaires ? Comment ne pas comprendre la colère de grévistes d’Air France qui, pour protester contre une restructuration qui mettra au chômage des milliers de travailleurs, arrachent littéralement la chemise sur le dos de deux cadres de l’entreprise ? Comment ne pas être troublé par l’histoire hallucinante et émotionnellement terrifiante que raconte Alexis Martin à propos de sa mère qui dépérit dans la laideur et l’environnement glauque d’un CHSLD ?

Ce passage de la pièce, peut-être parce qu’il est plus personnel, mais aussi parce qu’il est criant de vérité, est un des plus forts du spectacle. La violence, qui par ailleurs parcourt tout le texte, croît ici au fil du récit pour atteindre son paroxysme lorsque le comédien implore sa mère de mourir, car il n’en peut plus de la voir dans un état de décrépitude. Le personnage avoue cependant ne pas avoir aimé suffisamment sa mère pour la garder avec lui, justifiant ses sentiments par la prolongation atavique d’une situation relationnelle ombragée qui sévit depuis quelques générations. Mais plus encore, il explique que pour aimer sa mère dans les règles, il lui faudrait de l’argent. Que pour être un bon fils, il lui faudrait être propriétaire afin d’avoir les moyens d’aménager sa demeure pour faire en sorte que la présence de sa mère ne le « dérange » pas. Au terme du témoignage, c’est Monsieur qui est déclaré responsable du sort médiocre de la mère réduite à l’état de déchet ou d’objet servant à faire rouler l’économie de la vieillesse, de la sénilité et de la mort.

Qu’on soit d’accord ou pas avec le plaidoyer de cette œuvre coup de poing ; qu’on juge ou non que certains arguments sont teintés de populisme ; qu’on regrette ou pas l’absence de dialogue avec Monsieur, l’essence de la pièce étant justement l’impossibilité de communiquer ; qu’on soit dérangé par la virulence des propos énoncés ; qu’on désapprouve ou pas la rhétorique qui consiste à mettre en parallèle des événements historiques avec des faits actuels pour démontrer que le présent est pire que le passé ; ou alors qu’on reste sceptique sur les solutions envisagées pour changer les choses, il n’en demeure pas moins que la pièce est efficace dans son dépouillement scénographique et visuel, avec sa musique parfois anxiogène qui amplifie la véhémence des passions ainsi que par l’interprétation incarnée des comédiens.

Le virus et la proie aurait peut-être bénéficié d’une scène plus intime, la grandeur de la salle du Théâtre Le Diamant et son assistance éparse le soir de la première, créant une distance, ne facilitait pas l’échange avec le public. Il aurait également été particulièrement intéressant de prendre connaissance de la réaction des spectateurs à la suite de la représentation, cette œuvre disposant de toutes les qualités pour susciter une vive polémique.

Le spectacle est présenté du 3 au 5 juin, au Théâtre Le Diamant

Crédit photo Christine Bourgier

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