Un.Deux.Trois : qui es-tu?

Un.Deux.Trois : qui es-tu?

Force est de constater que l’idée de réunir les trois premières parties de sa série décalogique (qui ne compte pas totalement dix pièces, mais qui se décompte jusqu’à 10), de la part de l’auteur, metteur en scène et comédien Mani Soleymanlou, est une riche idée, même si elle n’est pas nouvelle.

En 2014, au Théâtre d’Aujourd’hui, Soleymanlou proposait déjà ce triptyque, qui réunissait Un, où Mani s’interrogeait sur ses origines iraniennes après être passé par Paris, Toronto, Ottawa et Montréal, puis Deux, où le comparse Emmanuel Schwartz venait jouer le rôle de Mani, tout en étant bousculé par l’instigateur du projet sur son identité «juive». S’ajoutait alors Trois : cinquante interprètes d’origines diverses investissait la scène pour prendre position sur le «nous Québécois».

Le véritable intérêt de la refonte de ce happening théâtral réside dans cette troisième partie. Mani Soleymanlou profite de sa nomination au poste de directeur artistique du Théâtre français du CNA pour revisiter de fond en comble Trois tout en réfléchissant, avec 36 autres interprètes, sur l’identité canadienne, dans son sens le plus large jusqu’au plus intime. Les Mathieu Gosselin, Cynthia Wu-Maheu, Geoffrey Gaquère, Karine Gonthier-Hyndman et autres Jean-Moïse Martin de l’édition 2014 font place à des visages – certains inconnus du public d’ici – du Canada francophone, de Vancouver à Moncton, dont Dominique Pétrin, Caroline Bélisle, Cory Haas, Danielle Le Saux-Farmer, Lionel Lehouillier, Meilie Ng, Marco Poulin ou Anais West… Certains interprètes de la première mouture sont cependant restés, dont les sœurs Talbi.

Une colère gronde au sein du groupe. Elle est aussi profonde qu’à fleur de peau, et se fait sentir dès les premières secondes, alors que l’hymne national retentit. Certains restent assis, d’autres, debout, portent la main au cœur. L’identité collective canadienne se fracture déjà. Par l’entremise d’un jeu (où les comédien.ne.s doivent répondre à la question Qui es-tu?), la pièce part sur les chapeaux de roue et devient rapidement un véritable imbroglio, une prise de parole forte, très (trop?) intense, où on s’invective, on insinue, où on se place en porte-à-faux. On s’accuse, on se récuse, on crie et on s’emporte. Les esprits s’échauffent, alors qu’on aborde une multitude de sujets : la langue, principalement, mais aussi la culture, le genre, l’immigration, le racisme, la laïcité, l’exclusion, le fait d’être reconnu ou non comme Autochtone. Le vivre ensemble en prend pour son rhume.

Emmanuel Schwartz et Mani Soleymanlou dans Deux, crédit Jonathan Lorange

Si Un et Deux voulaient creuser le vide identitaire ressenti par Mani Soleymanlou, qui le perçoit, selon ses mots, comme «confortable», Trois se fait s’entrechoquer le désintérêt, la recherche, l’explication et la protection de l’identité. Les échanges sont rapides au microphone, les confrontations sont nombreuses ; de ce côté, le spectacle est savamment rodé. La parole fuse, fluide, même si elle est mitraillée. Cependant, la pièce fait parfois du surplace, à moins que ce ne soit voulu, pour démonter l’incommunicabilité et l’enlisement de certaines situations. Paradoxalement, l’un des sujets sous-jacents est justement la patience, le fait de donner du temps au temps. Écouter et non seulement entendre est possiblement la clé de tout le spectacle.

Si la plupart des thèmes abordés valent l’intérêt du public, les créateurs auraient pu choisir leur bataille. Si la critique des réseaux sociaux est savamment orchestrée (alors que certains comédiens qui regardent des vidéos reprenant les grands titres de l’actualité les oublient en quelques secondes grâce à un clip viral de TikTok sur l’air d’About Damn Time), d’autres, comme le mansplaining que l’on pourrait renommer ici « mani-splaning », ne font pas mouche et forcent la dose. Il faut cependant saluer la production qui s’est collée à l’actualité en intégrant au récit la guerre en Ukraine et les soulèvements populaires en Iran – même s’il aurait été difficile, voire aberrant, de faire autrement.

À la mise en scène, Soleymanlou reprend, au cours des trois parties, le même schéma créatif, soit celui de la mise en abime ou de l’interthéâtralité. Le comédien raconte, joue, puis nous ramène en répétition, appelant les scènes, s’adressant directement à la régie ou évoquant à haute voix les didascalies. La magie du théâtre se brise pour faire apparaître les interrogations, les reprises, les doutes et les enjeux de la création. Et c’est avec plaisir que le public suit tous les interprètes dans ce jeu où les conventions, comme les identités, sont floues, brassées, mises de côté ou portées de l’avant. L’utilisation de la musique, de Bécaud à Michael Jackson (une scène avec une chanson de ce dernier a reçu une salve d’applaudissements), jongle entre la nostalgie et l’ironie, plaçant parfois le spectateur dans une position émotionnelle incertaine – c’est savoureux.

Au moment d’écrire ces lignes, les nouvelles du risque de disparition du programme d’immersion en français du Nouveau-Brunswick vient ancrer Un.Deux.Trois dans une actualité canadienne brûlante. La tournée n’en est qu’à la moitié : la création visitera entre septembre et novembre 2022 neuf villes du pays, d’un océan à l’autre.

Un.Deux.Trois, au Théâtre du Trident, du 27 au 29 octobre 2022

Crédit photo Jonathan Lorange

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