Ciseaux : Devoir de mémoire accompli

Ciseaux : Devoir de mémoire accompli

Le théâtre documentaire a le vent en poupe depuis quelques années au Québec, et chaque compagnie, chaque production y apporte son ton et sa couleur, au grand bonheur des publics, nombreux et curieux, qui répondent à l’invitation.

La nouvelle création de la « jeune compagnie woke » Pleurer Dans’ Douche, comme la présente Geneviève Labelle et Mélodie Noël Rousseau, pince-sans-rire, en introduction de spectacle, s’inscrit parfaitement dans cette tendance. Ciseaux livre en effet une foule de (précieuses) informations historiques et de témoignages de première main, enveloppée dans une toile d’humour engagé, en plus de multiplier les références à la culture populaire ou queer.

D’emblée, avec le titre du spectacle, Pleurer Dans’ Douche se réapproprie un cliché souvent entendu au sujet des personnes lesbiennes, « ciseaux » faisant référence à une position sexuelle fantasmée par la gent masculine. Mais, guidées par un devoir de mémoire et de transmission, Labelle et Rousseau se réclament avant tout des luttes féministes.

Avec Ciseaux, le collectif poursuit une réflexion entamée avec Rock Bière en 2021 sur la faible représentativité des personnes s’identifiant comme femmes dans l’histoire du Québec, dans la société québécoise et surtout dans la communauté LGBTQA2S+. Cette seule prémisse nous met en appétit. Et la production répond largement à toutes les attentes. Pendant un peu plus d’une heure trente, Ciseaux fait entendre les précieux témoignages de lesbiennes, celles qui ont contribué à la naissance d’un mouvement militant, celles qui ont été témoins de la répression policière, celles qui se sont longtemps cachées ou cherchées comme celles qui affichent aujourd’hui ouvertement et fièrement qui elles sont.

Le spectacle propose une leçon d’histoire décomplexée, passionnante et très instructive. La leçon commence par une entrevue fondatrice avec une première femme lesbienne témoignant à visage découvert, Jeannine Mahès, dans une entrevue menée par Bernard Derome en 1968, à une époque où tout ce qui sortait de l’hétéronormativité était considéré comme relevant de la maladie mentale et traité comme criminel. Puis Ciseaux nous trimballe dans les bars et commerces fréquentés par la communauté lesbienne, nous fait entendre des extraits d’œuvres, romans et chansons, qui nous replongent dans la lutte des années 1970 et 1980 pour une plus grande égalité et surtout une plus grande acceptation. Jean Drapeau et son obsession d’un Montréal plus catholique que le pape, ainsi que les persécutions de la communauté LGBTQ+ menées par la police occupent bien sûr une large place dans le spectacle. Cependant, ce sont les Marie-Claire Blais, Manon Massé, Monique Giroux, Leslie Orchard, Julie Podmore, Nicole Brassard, Line Chamberland, Calamine, Safia Nolin et toutes les autres dont on applaudit la force.

Il y a dans ce spectacle beaucoup d’admiration pour les pionnières, pour leur courage, leur fierté et leur ténacité. Il y a aussi beaucoup d’humour et de folie, les deux interprètes s’amusant ferme, entre parodies et improbables karaokés. Les paroles de la chanson De la main gauche, de la Française Danielle Messia, que les communautés lesbiennes et féministes ont transformées en véritable hymne, y résonnent avec un impact renouvelé.

Ciseaux est ce qu’on peut espérer de meilleur en se rendant au théâtre : découvrir, apprendre, entendre, mais aussi s’émouvoir et rire (beaucoup). On regrette presque que la production ne prenne pas un peu plus son temps, pour nous laisser apprécier les textes cités et les prises de parole, même si, on le sent, cette présentation se fait devant un public déjà converti ou sensible à la cause.

Chose certaine, avec cette nouvelle création, Pleurer Dans’ Douche peut se dire mission réussie : devoir de mémoire accompli!

Ciseaux, du 15 novembre au 3 décembre 2022 à Espace Libre

Crédit photo Katya Konioukhova

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