Carrefour 2023 – The Shadow Whose Prey The Hunter Becomes : appréhender autrement la neurodiversité

Carrefour 2023 – The Shadow Whose Prey The Hunter Becomes : appréhender autrement la neurodiversité

Présentée les 2, 3 et 4 juin à la Bordée dans le cadre du Carrefour international de théâtre de Québec 2023, la pièce The Shadow Whose Prey The Hunter Becomes interroge les notions de normalité et de différence, de déficiences intellectuelles et de neurodivergence, à la lueur des avancées technologiques actuelles et à venir. Elle soulève la question suivante : « Si l’intelligence artificielle envahissait le monde, est-ce que les êtres humains dits « normaux » finiraient par vivre avec un handicap intellectuel? ». C’est la compagnie australienne Back to Back Theatre, récipiendaire en 2022 de l’International Ibsen Award, qui signe ce spectacle unique. La compagnie est composée de membres neurodivergents, et bien qu’ils soient accompagnés d’un metteur en scène neurotypique, ils demeurent eux-mêmes idéateurs, auteurs et interprètes de chaque création de Back to Back Theatre. The Shadow Whose Prey The Hunter Becomes a, d’ailleurs, été écrite par sept personnes, dont trois qui se retrouvent aussi sur scène : Simon Laherty, Sarah Mainwaring et Scott Price.

La pièce se déroule lors d’une assemblée tenue par trois protagonistes – du même nom que leurs interprètes –, des activistes neurodivergents. Ceux-ci disent avoir convoqué les spectateurs pour les avertir de l’avenir qui les attend ; devant l’intelligence artificielle de plus en plus développée, tous auront toujours peur d’avoir tort, tous seront sans cesse confrontés à leurs limites, les gens « normaux » deviendront aussi des personnes vivant avec une déficience intellectuelle. Simon, Sarah et Scott tiennent cette rencontre dans le but de venir en aide au public, de le préparer au futur. Puisant dans leur propre expérience et leur propre conception des déficiences intellectuelles, ils dressent un portrait de cette réalité qui deviendra bientôt universelle.

Simon, Sarah et Scott nous partagent des réflexions profondes et lucides, des critiques justes et poignantes envers les abus, l’exploitation et la maltraitance dont ont été historiquement victimes les personnes plus vulnérables. Leurs prises de parole ne sont ni revanchardes, ni moralisatrices, ni victimisatrices ; elles sont affirmées, subversives, libres et puissantes, « empowered ». Le trio n’élude pourtant pas les tabous liés aux déficiences intellectuelles, au contraire, Simon, Sarah et Scott les abordent sans détour, racontant, entre autres, l’exploitation par la compagnie de jeux de société Hasbro de milliers de femmes neurodivergentes dans les années 1960 à 1990 en Irlande. De plus, les interprètes se moquent eux-mêmes des préjugés à l’égard des personnes neurodivergentes, notamment en les renvoyant vers le public : « I don’t think they’re understanding (je ne crois pas qu’ils comprennent*) » « their comprehension is mild (ils ont une faible compréhension […]*) » « use simple words [with them] (utilise des mots simples [avec eux]*) ». Les personnages reprennent ces discours paternalistes maintes fois entendus envers les personnes plus vulnérables, mettant en évidence le ridicule et la vacuité de ceux-ci. L’œuvre ne puise pas dans la pitié, elle suscite néanmoins une grande empathie ; la confiance, le franc-parler et la fierté des protagonistes amènent à réaliser que le regard victimisateur souvent porté sur les personnes neurodivergentes, vient, en fait, de notre connaissance du traitement discriminatoire qu’elles subissent en société et de la honte qu’on leur fait porter. À ce sujet, Sarah pose d’ailleurs cette question essentielle : « doesn’t the shame sit with society? (la honte n’appartient-elle pas à la société ?*) ». Scott évoque, quant à lui, la complexité de transmettre ses idées auprès de gens « normaux » en raison de sa difficulté d’élocution. Il en discute avec Siri et ils concluent, ensemble, que l’incompréhension des autres vient de leur propre manque d’attention et d’intelligence ; attention et intelligence que possède, au contraire, Siri, c’est pourquoi elle comprend parfaitement Scott. Cette conversation humoristique porte à penser autrement notre capacité d’écoute et notre ouverture envers les personnes ayant des difficultés d’articulation.

Prendre parole et faire entendre sa voix prennent dans cette pièce-ci un tout autre sens. The Shadow Whose Prey The Hunter Becomes s’adresse directement au public, avec qui les personnages développent un rapport familier fort sympathique. Il s’agit d’un habile bris du quatrième mur, un espace de dialogue intime propice aux remises en question collectives par rapport à notre façon d’appréhender la neurodiversité.


*les traductions sont l’oeuvre du rédacteur en chef

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