Carrefour 2023 – Anna, ces trains qui foncent sur moi : une création alambiquée, mais ambitieuse

Carrefour 2023 – Anna, ces trains qui foncent sur moi : une création alambiquée, mais ambitieuse

Œuvre audacieuse, Anna, ces trains qui foncent sur moi est une coproduction de Théâtre Jésus, Shakespeare et Caroline (Québec) et de Théâtre en scène (France), une pièce conçue en collaboration par des artistes du Québec, de la France et de la Belgique. Ce texte-fleuve (d’une durée de 3h50 et comprenant 14 personnages) du dramaturge Steve Gagnon (Fendre les lacs; Ventre; Os, La montagne blanche) met en scène la réunion estivale annuelle d’un groupe d’ami·es, formé au fil des ans par leur rattachement commun au même parti politique. Anna, ces trains qui foncent sur moi explore, dans une grande fresque de personnages, le sacrifice de la liberté personnelle, surtout celle des femmes, dans l’amour, l’amitié, la famille et la vie politique.

Rassemblé·es pour une fin de semaine à la campagne chez Daria (Violette Chauveau) et Stéphane (Marc Schapir), premier ministre sortant du pays, les ami·es conversent pendant de longues heures, enchainant bouteilles de champagne et bouteilles de vin, riant aux éclats, se coupant la parole les un·es les autres dans l’euphorie de leur retrouvaille et de leur ivresse. Leur amitié évidente apparait de plus en plus tumultueuse. Au fur et à mesure que chacun·e prend la parole, la tension se resserre et les couteaux volent bas. Au milieu de tout cela, Anna (Véronique Côté), autrice, soeur de Stéphane et femme d’Yvan (Frédéric Cherboeuf), le prochain chef du parti, a le vague à l’âme. Malgré les éloges qu’elle reçoit de ses proches pendant le week-end, elle semble s’effacer tranquillement du groupe, s’égarer dans les méandres de ses pensées. Quelques années plus tôt, Anna a vécu une histoire ardente avec Alexis (Steve Gagnon), autrefois aussi député du parti. De cet amour, Anna a eu une fille, Nina, qu’Yvan élève néanmoins comme son propre enfant. C’est lorsqu’Alexis arrive soudainement à la maison de campagne, après quatre ans d’absence, que tout bascule.

Librement inspirée du roman de Tolstoï Anna Karénine, la pièce reprend, par ailleurs, certains des noms et tribulations de ce chef d’œuvre littéraire russe, tout en actualisant le récit : comme dans l’œuvre de Steve Gagnon, Anna Karénine met au monde une fille de sa relation passionnelle avec son amant Alexis, et lorsqu’elle l’avoue à son mari, ce dernier lui pardonne en lui demandant toutefois de garder les apparences pour protéger leur réputation. Plus tard, revoir Alexis confronte Anna au fait qu’elle soit malheureuse et lui fait regretter les décisions qu’elle a prises pour préserver la vie politique de son mari. Similaire au roman de Tolstoï, la Daria de Steve Gagnon est une épouse dévouée, épuisée par la vie politique de son mari Stéphane, blessée mais résignée devant son infidélité, malgré tout heureuse et amoureuse de cet homme avec qui elle entretient une relation imparfaite, certes, mais tendre et profonde.

Les discussions de groupe, des scènes longues et fort animées, sont habilement ficelées et orchestrées par le metteur en scène Vincent Goethals. Les échanges taquins et dynamiques entre les personnages sont savoureux, livrés avec mordant par les comédien·nes. La même vigueur ne se retrouve cependant pas dans les monologues et scènes à deux qui ponctuent le spectacle et entrecoupent ces tableaux de groupe. Si le ton plus lyrique peut avoir un impact dans la lourdeur de ces scènes, il n’en demeure pas moins que la mise en scène et la musique, qui relèvent par moments du cliché dramatique, y jouent pour beaucoup ; par exemple, les marches solennelles et mélancoliques d’Anna quand elle livre ses monologues, le regard vitreux, en longeant l’avant-scène sous des projecteurs de lumière verte, ou la scène où Agathe (Lise Castonguay) offre funestement son calepin à Constantin (Clément Goethals), avant qu’ils et elles récitent en choeur un poème. Le lyrisme généreux des monologues et dialogues intimes écrits par Steve Gagnon se voit, en fait, affaibli et desservi par des mises en scène dramatiques conventionnelles. Pourtant, d’autres moments tout aussi émotivement chargés sont, quant à eux, représentés avec originalité et s’avèrent, dès lors, très touchants : lorsqu’Anna rattrape Alexis dans les gradins de la salle et qu’iels se faufilent au travers des sièges du public pour s’embrasser fougueusement; lorsqu’Yvan, debout sur la table, complètement saoul, clame son amour pour Anna et Nina pour provoquer Alexis ; lorsque Nathalie (Marion Lambert), recroquevillée dans les bras de Katia (Julie Sommervogel), lui confie qu’elle voudrait des enfants, mais ne peut en avoir.

À n’en pas douter, les réflexions politiques mises de l’avant dans le texte se démarquent par leur pertinence sociétale ; critique de l’hypocrisie individuelle et collective, de l’importance des apparences, des doubles standards pour les femmes en politique, ainsi que des paradoxes qui nous constituent, c’est-à-dire comment nos valeurs, nos idéaux et nos actions ne concordent pas toujours. Au travers de tous ces débats intéressants sur la théorie politique versus la pratique et le vécu, au travers des taquineries, des éclats de rire et des discours enflammés, les attaques personnelles, les rancœurs, les reproches et les secrets surgissent. Avec ses personnages impétueux, tous rongés par des trahisons et des amours tortueuses, aveuglés par le remords et la rancune, Anna, ces trains qui foncent sur moi est surchargée par des trames narratives secondaires dramatiques superflues, d’autant plus qu’elles sont, pour la plupart, exposées à la va-vite. Malgré la langue déliée et rebelle de Steve Gagnon, sa prose bouleversante et incendiaire, ses textes qui encouragent à des prises de consciences nécessaires et progressives, et le talent sûr des comédien·nes, ce spectacle-ci prometteur s’avère malheureusement tarabiscoté.

Crédit Christophe Péan

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