Aime-moi parce que rien n’arrive : Une partition – deux interprétations
Aime-moi parce que rien n’arrive : Une partition – deux interprétations
Librement inspirée de Mademoiselle Julie, une œuvre phare du théâtre scandinave écrite par August Strindberg en 1888 durant sa période dite « naturaliste », Aime-moi parce que rien n’arrive reprend dans ses grandes lignes la trame narrative de la pièce originale. Dans le cadre d’une fête au domaine, Julie, une jeune aristocrate, séduit Jean, le valet de son père, lequel est fiancé à Kristin, la cuisinière. Avec Aime-moi parce que rien n’arrive, la fête se déroule dans la résidence d’été du père de Julie (Ariane Bellavance-Fafard). Le huis clos dans lequel évolue l’intrigue met en présence deux employés du père : Jean (Gabriel Fournier) et Christine (Catherine Côté). Les protagonistes s’affrontent dans une sorte de duel amour-haine et usent de tous leurs artifices pour atteindre leurs buts.
À l’époque de sa création, Mademoiselle Julie fit scandale, à cause du caractère libertin et sulfureux du personnage éponyme. La pièce Aime-moi parce que rien n’arrive suscite également des réactions dans la salle, mais pour de tout autres considérations. En choisissant de faire débuter le récit par un tirage au sort qui déterminera lequel des personnages de Jean ou de Christine endossera la peau de l’amant (de l’amante) ou de la fiancée (du fiancé), l’autrice et metteuse en scène, Gabrielle Ferron, remet en question, entre autres, la perception que les comportements abusifs suscitent selon qu’ils sont l’œuvre d’un homme ou d’une femme. Le soir de la première, l’amant était joué par Gabriel Fournier et la fiancée par Catherine Côté. Pour le public qui n’a accès qu’à une seule version de l’interprétation, hormis à la toute fin de la pièce lors de la présentation d’une courte scène où les rôles sont inversés, ce questionnement reste incomplet. Il peut cependant juger du comportement de Julie et se demander si son entreprise de domination serait critiquée plus sévèrement si elle était le fait d’un homme. Est-ce que la jeunesse et la beauté de Julie lui octroient un privilège qui l’absout des abus qu’elle commet ?
Les jeux de pouvoir sont omniprésents dans cette pièce. Ceux qui émanent des différences de classes sociales sont évidents. Ceux qui prennent appui sur des désirs inassouvis pour s’imposer ou qui résultent de la possession exclusive d’informations sont plus subtils. Quant à ceux en lien avec le sexe des interprètes, ils pourraient assurément générer des discussions animées selon l’âge, le genre et l’origine des spectateurs.
Julie, l’imprévisible fille du patron, est attirante, riche et exubérante. Jean est séduisant et ambitieux. Christine est dévouée et raisonnable. À l’instar de l’œuvre originale, la démarche de séduction amorcée par Julie dans la cuisine d’été du chalet de son père aura un dénouement tragique. Chacun puise dans sa banque de subterfuges pour manipuler et dominer l’autre. Mensonges, menaces, insultes, caresses et promesses, le dialogue, avec son sous-texte, reflètent habilement le caractère des personnages. Le récit se construit au fil des répliques comme si les protagonistes, en duo sur une corde raide, exécutaient des numéros d’équilibre en s’efforçant, parfois doucement et subtilement, parfois violemment et abruptement, de faire choir leur partenaire.
L’audace dont Julie fait preuve au début de l’histoire camoufle à peine sa solitude, son mal de vivre et son besoin d’affection, faiblesses qui permettront à ses interlocuteurs de la déstabiliser. Figure type de la fille à papa capricieuse et arrogante, la tonalité aigüe et le débit rapide de sa voix la trahissent. Sa parole est vive, mais manque parfois de précision, ce qui fait qu’on perd quelques-unes de ses répliques. Qu’à cela ne tienne, la mise en scène met l’essentiel en lumière et laisse une grande place au jeu des interprètes, lequel donne tout son sens au non-dit du texte et à la complexité des relations interpersonnelles. Deux personnages n’apparaîtront pas sur scène, le père et la petite chienne de Julie, leur absence étant inversement proportionnelle à leur influence sur la vie de la jeune femme. Ce sont eux qui feront finalement basculer l’histoire.
L’ensemble de la conception scénographique, décor (Marianne Lebel), vidéo (David B. Ricard) et éclairages (Maude Groleau), se marie harmonieusement à la mise en scène. Elle permet au récit et aux personnages d’évoluer en appuyant légèrement quelques moments clés de l’histoire. La cuisine d’été est représentée par un îlot central dont la structure bétonnée s’effrite, à l’image d’une fondation endommagée. Un rideau de plantes aquatiques se dresse à l’arrière de la scène pour illustrer le lac où Julie nageait dans ses beaux jours et derrière lequel elle ira noyer sa peine. À quelques reprises, Julie extirpe de son corps, puis de celui de sa petite chienne, décédée pendant la nuit, un mystérieux ruban noir, illustrant son mal-être et annonçant métaphoriquement un funeste crépuscule.
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Calendrier
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La pièce est présentée à Premier Acte du 15 février au 5 mars 2022
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