Finale en rouge et jaune
Par Daphné Bathalon
Elles se sont affrontées en 15 joutes enflammées depuis février, ont sorti leurs meilleures armes, ont envoyé dans l’arène leurs plus féroces gladiateurs du verbe, tout cela pour tenter de se tailler une place pour la prestigieuse finale de la 35e coupe Charade… Les équipes de la LNI ont vraiment tout donné, mais seules deux d’entre elles pouvaient espérer rafler les honneurs, et une seule triompherait au sommet. Mais laquelle, de la Jaune (1re au classement) ou de la Rouge (3e au classement), paraderait en brandissant la coupe de la victoire? Les Rouges et les Jaunes ne s’étaient jusqu’à présent affrontés qu’une seule fois en finale, en 2006; les Rouges avaient alors remporté la coupe. Les Jaunes allaient-ils prendre leur revanche?
En après-midi, dimanche dernier, une foule impatiente s’agglutinait devant les portes du Club Soda pour la finale, cet événement tant attendu par les amateurs d’impro. La semaine précédente, lors de la deuxième demi-finale, les Rouges avaient finalement neutralisé (de haute lutte!) les Bleus, champions de la coupe 2012. Aucune des deux équipes sur la patinoire dimanche n’avait volé sa place en finale, il faut le dire. Bon mélange de joueurs aguerris et de jeunes joueurs, elles nous ont offert une performance à la hauteur des attentes. Face à un public enthousiaste, les joueurs des deux équipes ont pu donner la pleine mesure de leur talent.
Malgré quelques pénalités et malgré l’absence de l’entraîneur des Rouges, Jean-Philippe Durand, on a en effet eu droit à une finale relevée où les improvisations plus sérieuses, voire carrément dramatiques, côtoyaient sans difficulté les improvisations comiques. Alors qu’on voit souvent les joueurs chercher la ligne qui fera rire le public (parce qu’on aime rire, après tout!), plusieurs ont cette fois aussi travaillé très fort dans les coins pour écrire de solides histoires pour des impros d’en moyenne 5 à 6 minutes. La volonté d’aller chercher la coupe Charade s’est ainsi traduite par une saine compétition entre les équipes, sans coups bas ni brutalité. On avait affaire à la crème de la LNI : les joueurs sur la patinoire ont été rapides sur leurs patins tout au long du match, à commencer par Roberto Sierra, qui remplaçait Réal Bossé, retenu pour un tournage. Cet outsider en a surpris plus d’un dans la salle. En seulement 12 rencontres à la LNI, Sierra a décroché pas moins de cinq étoiles en plus de maintenir une moyenne de 0,531 (un joueur du calibre de Réal Bossé qui a eu une moyenne de 0,526 en 2013). Après l’avoir vu jouer dimanche, on comprend pourquoi l’entraîneur des Jaunes, Benoît Chartier, est allé le repêcher pour la finale! Chartier était d’ailleurs plus que déterminé à remporter la coupe cette année, lui qui, avec deux coupes Charade à son actif, en était à sa sixième finale.
La croix et la bannière, une mixte de six minutes à la manière des frères Coen, a permis aux joueurs de s’échauffer les muscles et de s’aiguiser la langue sur un drame d’horreur comme on en voit peu à Hollywood. Curé agonisant, manifestant mort dont on revêt la peau, policier nerveux… Les Rouges ont ouvert la marque avec une majorité. La première période de la rencontre a été marquée par deux autres excellentes impros. Dans La vertu du pauvre, le capitaine des Jaunes, René Rousseau, et Joëlle Paré-Beaulieu, des Rouges, ont proposé deux personnages très intéressants, opposant un pauvre humble à l’extrême à une riche sans trop de scrupules. La verve de Rousseau a été payante pour les Jaunes. C’est aussi leur habileté à manier la langue qui a permis à François-Étienne Paré et à Roberto Sierra d’élever le jeu à un autre niveau dans Saut de puce, mettant en scène un thérapeute de choc et son patient.
La deuxième période a permis d’explorer différents univers, dont celui d’une amoureuse, celui d’une famille déchirée par une mémoire perdue, et même celui d’un sadique meurtrier, qui nous a donné quelques frissons. Dans cette impro comparée des Rouges intitulée Top trois, Anctil incarnait un psychopathe tout à fait terrifiant, un type de personnages moins commun en impro. Mais c’est la longue improvisation mixte de 14 minutes Le journal d’un hobo qui a offert les moments les plus délirants de la rencontre. L’action nous a transportés à New York (de Manhattan au pont de Brooklyn, avec un petit détour par le Québec), où deux jeunes filles se lançaient à la poursuite d’un père disparu. Salomé Corbo, l’arme de prédilection des Jaunes pour les longues impros, a encore une fois su démontrer sa capacité de construire des histoires en quelques phrases, tout en prenant le temps de bien en jeter les bases. Si d’autres joueurs sont parfois venus en brouiller légèrement les cartes temporelles, cette quête initiatique au cœur de la Grosse Pomme s’est révélée passionnante. En fin de période, aucune des équipes n’avait réussi à distancer l’autre, mais les Jaunes menaient d’un point.
Dès la première impro de la troisième période, l’arbitre a servi un avertissement aux joueurs et aux entraîneurs en donnant une pénalité pour non-respect du thème. L’impro suivante, Loin du palais, à la manière des romans de cape et d’épée, n’a pas non plus pimenté la compétition, mais les équipes ont vaillamment repris le contrôle du match avec la dixième impro de la rencontre, Soir de bal, à la manière de Podz. Les joueuses Anne-Élisabeth Bossé, Salomé Corbo et Marie-Soleil Dion ont offert une superbe performance dramatique dans cette mixte de huit minutes explorant le thème de l’intimidation au secondaire et du suicide. Le match s’est terminé sur deux improvisations divertissantes. La première, limitée à une joueuse par équipe, mettait en scène une voleuse de vie (maison, mari et enfants compris) et sa victime. Pour la dernière improvisation du match, les équipes ont envoyé leurs gros canons avec François-Étienne Paré, René Rousseau, Jean-Michel Anctil et Roberto Sierra, qui ont proposé une sympathique incursion dans un bar de danseuses bizarrement géré… Les Rouges ont égalisé la marque, ce qui a forcé la tenue d’une improvisation de prolongation. Elle ne renouvelait pas le genre, mais a été remportée sans équivoque, à 204 contre 162, par les Jaunes. L’entraîneur Chartier a donc battu son propre record en remportant une troisième coupe Charade! Comme les Bleus l’avaient fait avant eux l’an dernier, les Jaunes prendront part au défilé de la Saint-Jean-Baptiste, le 24 juin prochain. Soyez au rendez-vous pour les photographier avec leur magnifique coupe!
Les trois étoiles du match : Jean-Michel Anctil (3e), François-Étienne Paré (2e) et Salomé Corbo (1re)
Plusieurs trophées ont été remis après la rencontre. Mathieu Lepage a été élu Recrue de l’année. Il n’a pu récupérer son trophée Pierre-Curzi puisqu’il est actuellement en France pour une tournée. Il a également remporté le trophée Beaujeu, du joueur le plus étoilé (avec six étoiles). Le trophée Robert-Gravel a été remis au meilleur compteur 2013, LeLouis Courchesne, tandis que Jean-François Aubé a reçu le trophée Marcel-Sabourin, du joueur le plus apprécié de ses pairs. Frédéric Barbusci a marqué l’histoire en remportant son 9e trophée individuel, soit celui du prix du public. Il ne lui manque que le trophée Yvon-Leduc pour compléter sa collection, mais, dit-il, il devra apprendre à mieux parler français pour y parvenir! Cette année, c’est plutôt François-Étienne Paré qui a remporté ce trophée soulignant la meilleure utilisation de la langue française.
Avant la clôture de cette 35e saison, le célèbre arbitre retraité Yvan Ponton est venu souligner l’ancienneté de trois grands joueurs : Christian Vanasse, Diane Lefrançois et François-Étienne Paré, qui en étaient tous trois à leur 15e saison chez les pros de l’impro. Félicitations!
Quelques perles de cette finale :
« J’investis dans un beigne et le beigne m’investit. » (François-Étienne Paré)
« Je vais devoir partir; j’ai une pauvreté à vivre. » (René Rousseau)
« Le jeu existe dans ta tête. » (F-E Paré)
« Tu donnes du jus à ma vie. » (Roberto Sierra)
« Il a encore disparu dans un trou! » (Salomé Corbo)
« Peut-être que ce qui nous unit, c’est la haine. Chaque fois que je te donnais un coup de poing, je cherchais un sens à la vie, mais j’avais juste mal à la main. » (Anne-Élisabeth Bossé)
« Sais-tu te battre, brigand?
-Non, mais je saurai mourir » (Marie-Soleil Dion et Jean-Michel Anctil