Voici l’intégrale de la critique d’Ariane Cloutier à propos de « Red », présenté au Centre Segal. Ce texte creuse un peu plus loin la présentation et l’analyse des protagonistes.

Comme deuxième pièce de sa programmation régulière, le Centre Segal propose Red, de John Logan, pièce originalement produite à Londres en 2009 et lauréate de six prix Tony lors de sa reprise à Broadway en 2010. Il s’agit d’une pièce vibrante, dont le texte habilement ficelé rapporte des réflexions fictives, mais basées sur certains extraits d’entrevues et de conversations avec l’artiste Mark Rothko sur sa vision de l’art et la place de l’artiste dans la société.

Dans l’atelier hermétique de Rothko se construit la relation du maître avec son assistant Ken, tous deux travaillant sur une commande de grande importance. Ce dernier, jeune peintre en devenir, représente la nouvelle génération, par rapport à Rothko, qui, bien que présenté au faîte de sa gloire, appartient déjà à la génération précédente. Par la musique classique qui enrobe ses moments de réflexion, on identifie Rothko à une forme passée tandis que le jeune assistant Ken, associé au jazz, semble porteur de la nouvelle vague. On saisit dans le sous-texte la peur de Rothko d’être dépassé, chaque génération d’artistes devant, selon lui, « manger » la suivante pour s’en affranchir. Il établit sa réflexion sur la pérennité de l’art : une succession des mouvements artistiques, dont les meilleurs artistes marqueront l’histoire, en comparaison avec des artistes, par exemple Andy Warhol, trop ancrés dans « l’époque actuelle » et qui, selon lui, sont voués à l’oubli.

Une scénographie vivante, par Eo Sharp, comprenant des toiles géantes et quelques panneaux mobiles, met en scène l’atelier de façon réaliste. Celui-ci semble habité de la vision de l’art de Rothko; à l’instar de ses peintures, il change de forme et évolue, mais dans un ordre et une rigidité contrôlée. Un tourne-disque rétro propose aux comédiens de contrôler la musique en jeu, selon l’humeur de leur personnage. L’éclairage est en partie intégré sur scène, grâce à des projecteurs sur pied que les protagonistes peuvent repositionner au besoin. C’est ainsi que Rothko décrit son atelier : un environnement placé où tout est contrôlé pour mettre en valeur les œuvres. Les peintres scéniques Jeremy Gordaneer et Nadia Lombardo, trop souvent dans l’ombre, ont enfin l’occasion de mettre leur talent à profit par les grandes toiles en progression qui habille l’atelier. La mise en scène de Martha Henri comprend quelques moments de peinture en direct, ajoutant une dose massive de réalisme dramatique à la pièce, et qui auraient pu être encore plus récurrents. Le jeu des deux comédiens, Randy Hughson et Jesse Aaron Dwyre, est soutenu, et ce, tout au long de cette pièce exigeante par la densité de son texte et le dynamisme de la mise en scène.

La relation maître/élève est clairement établie par le texte et la mise en scène. « To surmount the past, you must know the past », déclare Rothko à son assistant au début de sa formation.  Rothko est dépeint comme un personnage intellectuel, humaniste et autopenseur. Il développe ses propres théories sur l’art à travers l’analyse de textes divers et de situations historiques et actuelles. Ses référents sont variés : de la philosophie de Nietzsche dans The Birth of Tragedy (à travers les mythes d’Apollon et Dionysos) aux œuvres de Matisse et de Michelangelo. Rothko est aussi représenté comme un artiste assez typiquement angoissé, introverti et tenant son art en très haute estime. Il réprimande assez violemment les critiques, les spectateurs d’art, les conservateurs d’art et même ses propres clients. Si bien que son assistant en vient à lui demander qui donc serait « digne de regarder ses tableaux ». Ainsi, son assistant, d’abord dans l’ombre du maître, est celui qui par la suite poussera Rothko plus loin dans ses réflexions, le confrontant à son rôle d’artiste tourmenté, imbu et éternel insatisfait.

La pièce culmine lors du refus de Rothko d’embrasser son rôle de décorateur d’intérieur de luxe, à la suite d’une longue réflexion sur son travail et les visées de l’art. Rothko établit une importante réflexion sur la responsabilité du spectateur de prendre ce que l’artiste donne sans juger, et de la responsabilité de l’artiste par rapport au contexte d’exposition de ses créations. Il entretient un rapport très sentimental avec ses œuvres : « Selling a picture is like sending a blind child in a room full of razor blades ».

Mark Rothko est un artiste d’origine russe, résidant à New York à la fin des années 50, période à laquelle se situe la pièce. Il serait alors au moment culminant de sa carrière, lorsque lui sont commandées une série de murales géantes destinées à orner le restaurant de luxe Four Seasons du nouvel immeuble distingué Seagram au cœur de Manhattan, conçu par les architectes et designers Phyllis Lambert et Mies Van der Rohe. Bien que considéré comme appartenant au mouvement expressionniste abstrait et au Color field painting, l’artiste aurait toujours refusé toute forme de catégorisation. Il est comparé lors de la pièce à son contemporain Jackson Pollock, associé aux mêmes mouvements artistiques, quoique présentant un traitement très différent. Il semble qu’une grande partie de l’histoire telle qu’écrite par Logan ait été influencée par des confidences qu’aurait tenues Mark Rothko à John Fischer en 1959, alors éditeur du Harper’s Magazine, de façon non officielle dans un bar, quelques mois après qu’il ait commencé à travailler sur la prestigieuse commande pour le Seagram. Fisher a publié ces informations en 1970, après la mort de l’artiste, dans un article du Harper’s Magazine intitulé : « Portrait Of The Artist As An Angry Man, a memoir of Rothko ». (Référence : http://www.guardian.co.uk/culture/2002/dec/07/artsfeatures)

Une pièce magnifiquement équilibrée entre la pensée rationnelle et émotive, transfigurant un moment anecdotique dans l’histoire de l’art en réflexion profonde. À voir absolument, pour les artistes et simples admirateurs d’art.

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