Le monde est une scène – critique du film Molière à bicyclette
Par Olivier Dumas
L’œuvre et l’influence de Jean-Baptiste Poquelin, mieux connu sous l’appellation de Molière, hantent fréquemment les différentes scènes de théâtre de la métropole. Le septième art s’en est également imprégné de cette incontournable figure à la parole altière et à l’existence flamboyante. Le magistral film d’Ariane Mnouchkine, Molière, datant de 1978, une fresque de plus de quatre heures, et le plus modeste long-métrage portant le même titre, réalisé par Laurent Tirard en 2007 avec Romain Duris dans le rôle du célèbre dramaturge français, ont immortalisé cette influence prédominante dans l’univers des lettres. Après son délectable et attendrissant Les femmes du 6e étage, Philippe Le Guay revient avec un autre film aussi drôle et attentif à la condition humaine, Molière à bicyclette.
Shakespeare a écrit une phrase devenue célèbre dans le prologue de la comédie Comme il vous plaira : All the world’s a stage. Celle-ci témoigne parfaitement de l’esprit du cinéma lorsqu’il a recours au théâtre pour exposer et décortiquer avec une précision chirurgicale les travers, angoisses et ambitions narcissiques de ses personnages. Pendant une heure quarante-cinq, nous assistons à la rencontre, ou plutôt au duel opposant deux comédiens qui répètent les célèbres phrases du Misanthrope de Molière.
Serge Tanneur (Fabrice Luchini, qui par une heureuse coïncidence incarnait Monsieur Jourdain dans le film de Tirard) est un acteur désenchanté qui s’est retiré en pleine gloire sur l’île de Ré. Quelques années plus tard, arrive dans son domaine Gauthier Valence (Lambert Wilson), un populaire acteur de feuilleton télévisé en quête de crédibilité artistique. D’abord méfiant, Tanneur accepte de répéter avec lui, en alternance, les tirades des deux protagonistes principaux de la pièce, soit Alceste le misanthrope du titre et son ami Philinte. Les deux hommes se prennent au jeu, se complètent et se confrontent dans ce jeu du chat et de la souris où les aléas de la vie deviennent aussi rocambolesques que les scénarios de fiction.
Créée en 1666, la pièce de Molière est une œuvre profonde, voire grave sous certains aspects, mais qui sait traduire tout le ridicule des prétentions mondaines et des prestiges illusoires plus vaniteux que mérités. Pour Molière à bicyclette, même si le dosage n’est pas aussi équilibré entre l’humour et le drame, ces deux genres opposés au premier abord s’harmonisent généralement de manière assez concluante. Les rires fusent tout de même plus souvent que les larmes, entre autres lors des scènes avec des personnages secondaires très typés (notamment une séquence avec une actrice de porno venue assister à l’une des répétitions), ou encore lors d’une scène loufoque dans un jacuzzi.
La principale force de cette production repose dans l’exécution pétillante des caractères antagonistes de deux êtres dans l’exercice de leur métier. Par ailleurs, leurs personnalités respectives épousent les contours de celles des deux figures du texte moliéresque. Le Valence de Wilson représente ce type d’artiste qui se complait dans les méandres de la superficialité, où l’hédonisme et le désir d’une reconnaissance instantanée et factice devancent de loin le désir d’approfondir les rigueurs et exigences de sa profession. Tout le contraire de la méticulosité, de la rancœur et de la quête de l’émotion précise du Tanneur de Luchini.
Dans le même esprit que le film Renoir de Gilles Bourdas, sorti récemment sur les écrans québécois, la beauté et l’utilisation judicieuse des lieux géographiques contribuent beaucoup à l’intérêt et au plaisir du visionnement de ce Molière à bicyclette : des nombreuses escales en vélo dans cette île aux charmes enchanteurs, sans oublier la tranquillité apaisante de la campagne française comme un symbole du retrait du protagoniste d’une existence tumultueuse frénétique. Nos yeux s’en trouvent ravis de voir autant de stimulations visuelles aussi agréables.
Les deux interprètes principaux se révèlent brillants et d’une justesse remarquable. Acteur de prédilection du réalisateur, Fabrice Luchini livre une fois de plus, lorsqu’il est dirigé avec rigueur, une composition nuancée et intense de cet homme profondément amer et blessé par les tumultes de la vie. Lambert Wilson fait preuve de virtuosité pour rendre les nuances, failles et boursoufflures d’un acteur suffisant au talent limité, sans tomber dans la caricature.
Lui-même acteur, le créateur du Misanthrope, Bourgeois gentilhomme et autres Tartuffe aurait certes pris un immense plaisir à voir graviter ces deux extrêmes d’artistes de scène dans un Molière à bicyclette très relevé.
Le film est à l’affiche au Québec depuis le 3 mai 2013.
Bande-annonce