JAMAIS LU 2016 : Uchronie darwinienne
Par Daphné Bathalon
La pomme n’est pas tombée bien loin de l’arbre avec Sur la destination des espèces, le nouveau texte de Jean-Philippe Baril-Guérard, mis en lecture par l’auteur au Jamais Lu cette semaine. Dans cette nouvelle pièce, on retrouve (avec grand plaisir, disons-le) les thèmes déjà abordés dans Tranche-cul en 2014 à Espace Go : la dénonciation d’un sophisme populaire et un discours en faveur d’une pensée critique plus aiguisée.
Avec Sur la destination des espèces, l’appel à l’éveil intellectuel se transpose dans un univers uchronique où Charles Darwin, professeur en biologie, vit en Angleterre en 2016. Il vient à peine de publier un livre dans lequel il résume le fruit de ses recherches et présente sa théorie sur l’évolution des espèces. D’abord désireux de rendre sa théorie accessible, tout en évitant les dangers d’une trop grande simplification, Darwin est vite emporté par le tourbillon enthousiaste de son éditeur, plus intéressé par le profit et la popularité du livre que par les avancées scientifiques qu’il contient. Comme le véritable Darwin, ce Darwin moderne perd peu à peu tous ses alliés et soutiens, de sa chaire d’étude à Oxford à sa femme, en passant par son poste de président d’honneur d’une fondation caritative, et voit l’opinion publique et religieuse se diviser puis se liguer contre sa théorie de l’évolution.
Jean-Philippe Baril-Guérard retrace les principaux événements de la carrière de Darwin et de sa vie personnelle au moment de la publication de sa théorie. Leur transposition dans le monde contemporain paraît des plus naturelles, bien que le texte demeure encore en surface des possibilités de cette uchronie. Quel aspect aurait pris la conception scientifique du monde si Darwin n’avait pas publié Sur l’Origine des Espèces au moyen de la Sélection Naturelle, ou la Préservation des Races les meilleures dans la Lutte pour la Vie en 1859? Quel chemin la science aurait-elle emprunté pour expliquer les différences physiologiques entre les espèces et leur évolution au fil des millénaires? Sur la destination des espèces se limite pour l’instant malheureusement à une transposition, certes ludique et intelligente, mais qui manque encore un peu de mordant.
Le texte intègre habilement et avec beaucoup d’humour les mécanismes médiatiques actuels, en pointant du doigt les tempêtes de mots sur les réseaux sociaux, où l’on est plus prompt à la formule incendiaire qu’au débat de société, les radios bien-pensantes comme les radios où l’espace pour réfléchir et se cultiver est réduit à un divertissement à consommation rapide, ainsi que la recherche de l’exposition médiatique à tout prix. Portée par des personnages colorés (mentions spéciales au jeune rappeur incarné par Frédéric Lemay et à l’éditeur plus intéressé par l’argent que tout le reste, de Mathieu Handfield), la pièce se termine sur une délirante comédie musicale hip-hop sur la sélection naturelle.
Sur la destination des espèces nous fait revisiter les théories de Darwin tout en mettant efficacement en lumière les travers de notre société du spectacle où le bruit autour d’un sujet est souvent plus considéré que le sujet du débat lui-même.