Avignon partie 6 : guerre intime ou épique

par Daphné Bathalon

Chapitre 6 : les adieux

Alors qu’aux premiers jours, le spectateur oscille entre ébahissement et dépassement face au tourbillon constant de la ville, au programme monstrueux du OFF (qui pourrait sûrement servir comme objet contondant pour un crime), et à la clinquante, bruyante, étouffante rue de la République, où le niveau artistique frôle souvent les bas-fonds, au moment de quitter ce cirque, le spectateur ressent le pincement au coeur du départ à regret. Pincement de n’avoir pas tout vu ce qu’il voulait voir, pincement de sans doute rater LE spectacle qu’il ne fallait pas rater, pincement de laisser derrière la fièvre du spectateur, pincement au coeur surtout pour cette impression de quitter en plein festin.

Mais Avignon siphonne les portefeuilles, et puis il faut savoir quitter l’endroit avant de souffrir d’une overdose…

Au revoir Avignon et à bientôt!

PAPER CUT (de Yaël Rasooly)

Crédit : http://www.yaelrasooly.com/
Crédit : http://www.yaelrasooly.com/

Prenez une secrétaire un peu coincée, un bureau ennuyeux, quelques morceaux de papier et une imagination fertile et vous obtiendrez un petit délire théâtral et cinématographique lumineux! C’est ce que propose, en anglais ou en français, l’Israélienne Yaël Rasooly avec sa création Paper Cut, qu’elle a présentée dans plusieurs villes dans le monde, dont Montréal en 2012 (critique disponible).

L’exceptionnelle secrétaire Mme Dufrac est un drôle de numéro : tirée à quatre épingles, toujours à l’affût des besoins de son patron Richard Chevalier, elle a cependant l’esprit qui s’évade dès qu’il en a l’occasion. Au milieu de ses papiers et dossiers, Mme Dufrac s’imagine une grande histoire d’amour romantique avec M. Chevalier : déclaration des sentiments, grande demande, lune de miel et retour à la maison qui tourne au cauchemar avant le retour de l’être aimé.

Paper Cut emprunte avec bonheur aux codes du cinéma des années 1940 et aux acteurs vedettes de l’époque, entre autres Cary Grant, Katherine Hepburn et d’autres que les cinéphiles avertis sauront reconnaître. Le ton est donné dès le départ avec le célèbre lion des studios MGM.

Quelques coupures de papier et bouts de carton et, surtout, beaucoup d’humour, suffisent à Yaël Rasooly pour faire vivre le cinéma plein de rebondissements de Mme Dufrac. Avec elle, on voyage de New York à Paris en un rien de temps, passant de la comédie romantique au film à suspense, voire à l’horreur. Plus l’heure avance d’ailleurs, plus Mme Dufrac se laisse emballer par son récit, la fiction prenant le pas sur la réalité, jusqu’à la pousser à commettre de graves fautes professionnelles qui lui coûteront, qui sait, sa place.

En échange constant avec le public, la comédienne et créatrice se sert des réactions de celui-ci pour alimenter son histoire, n’hésitant pas à narguer les retardataires ou à interpeller un spectateur. Il en résulte un spectacle charmant et dynamique dans lequel le public prend plaisir à relever les clins d’oeil et clichés du cinéma hollywoodien et à suivre l’évolution renversante du personnage, qui va jusqu’à nous interpréter un pot-pourri de grands classiques, révélant une bien belle voix au passage.

RÉSISTANTES (Nopog Productions et Lumières en Scène)

resistancesÀ l’origine de la pièce Résistantes : le récit véridique d’une femme de 92 ans, aux souvenirs étonnants, que rencontrait en 2007 l’auteur Franck Monsigny. Liliane avait à peine trente ans quand, accusée de complicité avec la Résistance en 1944, elle est contrainte de fuir son village et les Allemands. Dans sa fuite, elle trouve refuge… dans une maison close, où elle remet sa vie entre les mains de ses occupantes…

La Deuxième Guerre mondiale a inspiré de nombreuses oeuvres, du théâtre au cinéma, mais Résistantes s’intéresse ici à un récit très personnel et à un pan de l’histoire moins souvent abordé, celui des maisons closes, qui jouaient à un jeu très dangereux en cette époque trouble, entre résistance et collaboration. Ces femmes enfermées « hors du monde », dans un lieu où leurs seuls liens avec l’actualité se faisaient par la relation avec leurs clients, vivaient une situation à l’équilibre très fragile. Poussé par un devoir de mémoire, l’auteur a voulu donner la parole à ces femmes, dont certaines ont utilisé les maigres armes à leur portée pour faire acte de résistance, à leur manière.

La mise en scène de Stanislas Grassian, sobre et efficace, mise avant tout sur la force des personnages et de ses actrices pour éclairer l’histoire. Tout se passe dans le salon principal de la maison close, ou presque, puisque l’on aperçoit ce qui se passe dans les autres pièces à travers quelques voiles grâce à d’habiles jeux de lumière et de transparence. Le public se retrouve ainsi enfermé avec Liliane et les autres filles dans cette maison qui, jusque dans son décor et son mobilier, semble vouloir nier l’existence de la guerre frappant à sa porte.

Au centre de cet écrin fragile, quatre femmes : Élise, l’estropiée qui ne peut plus exercer, Lili, la jeune impulsive, Marcelle, la mère protectrice, et Liliane, qui porte d’abord un jugement sévère sur les prostituées avant de devoir elle-même faire face au choix entre survie et moralité. Dans le rôle de Marcelle, Sandra Dorset tire son épingle du jeu, faisant osciller le public entre élans de tendresse, admiration et compassion. La Liliane de Caroline Filipeck ne manque pas de répartie, même si on lui souhaiterait par moments un peu plus de vigueur et de mordant. À leurs côtés, Lénie Chérino fait ce qu’elle peut avec un personnage qui semble manquer de consistance. Et malheureusement, la jeune Lili incarnée par Maud Forget ne parvient pas à susciter autre chose qu’un léger agacement par la frivolité et l’agitation constante de son personnage.

Cette incursion dans les souvenirs de Liliane est en fait un voyage dans l’intime de la résistance au féminin, un spectacle pudique et touchant malgré certaines faiblesses. C’est, en tout cas, un témoignage qu’il est important d’entendre. Quand on connaît le sort de la plupart des filles de joie pendant et après la guerre, le propos de Résistantes est encore plus émouvant.

ILIADE (Compagnie À Tire-d’Aile, Théâtre de Belleville et Label Saison)

Crédit : Pauline Le Goff
Crédit : Pauline Le Goff

Si L’Odyssée, d’Homère, est régulièrement adaptée pour la scène, c’est bien moins le cas de l’histoire qui la précède, L’Iliade, qui raconte pourtant la célèbre bataille menée par les Grecs aux pieds de la ville de Troie pendant neuf ans. Il faut dire que le récit contient des listes interminables de noms de rois et de guerriers et la description par le menu de qui tua, égorgea, éventra, etc. se fait plutôt longue. Cependant, c’est à ce défi de taille que s’est frottée (avec bonheur!) la jeune metteure en scène Pauline Bayle.

En moins d’une heure trente, la distribution de cinq comédiens rejoue pour nous la grande guerre et les manigances des dieux qui font pencher la bataille tantôt en faveur des Grecs, tantôt en faveur des Troyens, selon les disputes et les préférences des habitants de l’Olympe, voire suivant leurs humeurs.

C’est la voix du roi Agamemnon qui résonne la première dans la cour intérieure du théâtre de la Manufacture. Le chef de guerre se dispute avec son meilleur guerrier, l’invaincu Achille, à qui il souhaite prendre une belle esclave. Pour ne rien rater de l’action, les spectateurs tournent la tête de tous les côtés, ils deviennent eux-mêmes personnages en formant la foule de Grecs rassemblés pour le combat. Le procédé est simple, mais très efficace. Ainsi, le public plonge tout de suite au coeur de l’histoire avant même d’entrer dans la salle, où il découvre une scène nue, des chaises, des seaux, deux grands cartons avec les noms des principaux combattants grecs ou troyens.

Le spectacle enchaîne ensuite sur le même ton ultra dynamique, faisant débouler les scènes de combat sur un rythme effréné comme les échanges d’un match de foot. Les comédiens incarnent indifféremment hommes, femmes et dieux, le sexe important finalement peu puisque ce sont les actions de chacun qui influencent le cours de la bataille. Les parents pleurent pour leurs enfants, les époux et les amants supplient leurs héros, le tout sur un ton très près du récit original. Les dieux se disputent quant à eux avec un vocabulaire contemporain.

Pleine d’une rafraîchissante irrévérence, l’adaptation proposée par Pauline Bayle multiplie les bonnes idées pour illustrer le combat ou les déchirements moraux des personnages épiques, tels Andromaque, Hector, Ulysse, Achille et Agamemnon ou des dieux Héra, Zeus, Poséidon ou Aphrodite. Les acteurs portent les voix de tous ces personnages d’un souffle épique qui sied à merveille au poème d’Homère. Tous livrent une performance impeccable, passant d’un registre à l’autre avec aisance, formant les choeurs ou incarnant les dieux, les guerriers grecs ou troyens.

Crédit : Pauline Le Goff
Crédit : Pauline Le Goff

Le spectacle joue beaucoup avec les éléments du récit : le feu de la guerre, bien sûr, mais aussi l’eau du Scamandre, vers lequel les Grecs sont d’abord repoussés, le sang des guerriers et la brillance de leurs armures. Tout le reste n’est que description des actions et tractations des divinités en faveur de l’un ou l’autre camp. Et Bayle insuffle beaucoup d’humour au récit, surtout dans les dialogues entre les dieux. D’ailleurs, il faut voir Poséidon tenter de changer l’issu des combats en slamant en faveur des Grecs, un des moments les plus drôles du spectacle. Et que dire de la crise de jalousie d’Héra! Pour autant, Bayle ne néglige pas les moments tragiques : le terrible et implacable deuil d’Achille qui le pousse enfin au combat (magnifique Charlotte van Beversselès) est à couper le souffle.

Iliade est portée par un élan collectif des plus réjouissants. L’ingéniosité de l’adaptation tient surtout dans la représentation stylisée que la mise en scène et la direction d’acteurs donnent des rapports familiaux et sociaux, ainsi que dans sa façon très vivante d’illustrer la lutte des pouvoirs qui déchire autant les hommes que les dieux. Un spectacle à voir absolument, qu’on soit amateur des récits d’Homère ou pas!

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