Qui veut la peau d’Antigone : sentinelle de la démocratie

Qui veut la peau d’Antigone : sentinelle de la démocratie

La sentinelle, c’est cette lumière qu’on laisse allumée sur la scène du théâtre quand toutes les autres s’éteignent. La Sentinelle, c’est aussi le nom de la seule compagnie de théâtre professionnelle francophone entièrement dirigée par des Afro-descendants. On pourrait presque dire que c’est tout naturellement que la compagnie s’est tournée vers la figure emblématique et tragique d’Antigone, lumineuse jeunesse qui se dresse contre l’autorité et l’injustice pour demeurer fidèle à ses convictions, à ses croyances, jusqu’au drame final.

Pendant trois semaines, à raison d’une semaine chacun, les interprètes Tatiana Zinga Botao, Philippe Racine et Lyndz Dantiste se sont plongés dans ce grand mythe du théâtre classique. Trois fois le même monologue, trois fois la même issue fatale, et pourtant trois interprétations différentes. Le temps a manqué pour voir les trois versions, mais Théâtre.Québec a pu assister à celle menée par Dantiste, à la troisième semaine.

Qui veut la peau d’Antigone? offre une relecture singulière au centre de laquelle on retrouve, certes, la jeunesse révoltée d’Antigone, sa fougue et sa conception sans concession d’un monde auquel elle peine à donner un sens, mais aussi les personnages qui gravitent autour d’elle et qui se heurtent à son inflexibilité dans sa quête de justice. Créon, l’autorité qui la condamne, Hémon, son amoureux qui se brûle les ailes à sa flamme, Ismène, sa sœur, qui choisit la vie, et l’ombre omniprésente de ses frères défunts et fratricides, Étéocle et Polynice.

La proposition, qui puise dans les différentes versions d’Antigone (les plus connus comme celles de Sophocle, de Brecht et d’Anouilh, et des moins connues comme celles de la poète mexicaine Sara Uribe Sánchez et du poète haïtien Félix Morisseau-Leroy), reste assez sage malgré la violence et la douleur que laissent présager la scénographie et les éclairages rouge sang. Au centre de l’espace, des drapés forment un cercle à l’intérieur d’un autre cercle constitué de petites lumières, seul rempart contre la noirceur de cette prison de pierre où Antigone a été emmurée. C’est de cet espace que jaillit l’idéalisme inébranlable de la jeune fille et de là qu’on remonte le fil des événements.

Lyndz Dantiste est une révélation. Dans la peau de l’héroïne ensevelie vivante, il est explosif quand il le faut, mais jamais dans l’excès, fragile et désorienté, intransigeant, résigné, fier…

La mise en scène de La Sentinelle, dans une dramaturgie de Philippe Racine, fait surtout la part belle aux échanges décisifs qui ont scellé le sort d’Antigone, se rapprochant au plus près des tourments moraux de la fille malheureuse d’Œdipe et de Jocaste. En les mettant en lumière, la production permet de mieux voir l’irréconciliabilité des visions du monde d’Antigone, de Créon… Le récit ne néglige pas pour autant le caractère anxiogène de cette histoire sans véritable vainqueur. L’héroïne à l’éternelle jeunesse incarnée avec force et conviction par Lyndz Dantiste est victime d’une société inique qui ne la comprend pas ou ne veut pas la comprendre, tout comme elle est victime de ses propres décisions, engluée qu’elle est dans une trame où pouvoir, foi et droits fondamentaux s’entremêlent.

Lyndz Dantiste est une révélation. Dans la peau de l’héroïne ensevelie vivante, il est explosif quand il le faut, mais jamais dans l’excès, fragile et désorienté, intransigeant, résigné, fier… Et il se glisse dans la peau des autres personnages avec tout autant d’aplomb. Malgré l’aspect parfois décousu du récit (davantage une succession de scènes qu’un véritable fil dramatique), il nous entraîne dans cette tragédie sans jamais nous en faire décrocher, jusque dans le tombeau d’Antigone.

Servie par Dantiste en conteur hors pair, bercée par les rythmes dansants et les mots créoles qui la parsèment, Qui veut la peau d’Antigone? porte en elle le deuil douloureux et l’âme guerrière d’Antigone, dont le combat contre les injustices de ce monde et pour défendre la démocratie ne connaît jamais de fin.

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