Alice : un fantastique moment de rêverie
Alice : un fantastique moment de rêverie
Librement inspirée des œuvres de Lewis Carroll par l’autrice et comédienne Emmanuelle Jimenez, Alice, la coproduction du Théâtre du Trident et du Théâtre Rude Ingénierie (TRI), s’adresse à l’enfant enraciné en nous. Mais peut-on parler d’un conte pour enfants ? Le monde dans lequel évolue le personnage principal de la pièce n’a rien de naïf ou de puéril, voire de juvénile. C’est un monde d’adultes, de bêtes étranges et d’automates réglés comme du papier à musique. Un monde de conventions, truffé de non-sens, de contresens et de doubles sens, qui recèle des mystères et des menaces très concrètes pour Alice.
Le TRI, composé des créateurs Bruno Bouchard, Philippe Lessard-Drolet et Pascal Robitaille, est passé maître dans l’art d’assembler, d’orchestrer et faire dialoguer différentes disciplines artistiques par le biais de savants mélanges d’objets disparates ou mécanisés, de sons, de couleurs et de lumières. L’univers onirique auquel il convie le public du Trident est peuplé de surprises délicieuses et insolites qui déconcertent même les spectateurs les plus aguerris aux romans de Carroll.
La pièce débute par l’entrée en scène de deux Alice, une fillette de sept ans (Marianne Marceau) et son homonyme plus âgé (Lise Castonguay). L’écart des ans fait que ces deux protagonistes ne sont pas directement en interaction. Toutefois, la mise en scène donne l’impression que la femme âgée manipule la plus jeune, que ses souvenirs, ses rêves, son intériorité font naître les multiples tableaux dans lesquels la fillette est transportée. Alice, l’adulte, met l’enfant en valeur en pointant sur elle un projecteur qui l’entraîne, par un jeu de miroirs, à basculer dans un macrocosme à l’envers de son univers. Ce jeu de lumière servira également à déformer la taille d’Alice qui rapetisse et grandit au gré de ses aventures.
La présence simultanée des deux Alice à des époques différentes de leur vie tend à suspendre et même à renverser le temps. Du futur vient le passé, comme dans la scène avec la Reine blanche (Linda Laplante). Les répliques qu’Alice et la Reine s’échangent sur le déroulement du temps sont absolument savoureuses. Il en est de même de la rencontre avec Humpty Dumpty (Éric Leblanc) : Alice et lui se lancent dans une conversation étourdissante où les mots sèment la confusion en se présentant comme une matière malléable, libre d’orientation.
Outre le texte et les dialogues, le travail du son est tout à fait remarquable. Avec celui de la lumière, il concourt à créer une ambiance trouble, magique et surréelle. L’environnement sonore marque le temps à la manière d’un métronome et possède une présence qui, bien que discrète à plusieurs points de vue, est essentielle à la traversée des apparences en amplifiant l’étrangeté des tableaux au sein desquels Alice évolue.
Tant à la mise en scène qu’à la musique et aux éclairages, les nombreux artifices utilisés par les créateurs du TRI pour figurer l’univers imaginaire d’Alice et les personnages qui le peuplent sont absolument délirants. Les trouvailles qu’ils ont développées avec la collaboration des concepteurs Hugues Bernatchez au décor, Danielle Boutin aux costumes, masques, maquillage et coiffures ainsi qu’Alice Poirier et Géraldine Rondeau aux accessoires fascinent au plus haut point. Il faut voir l’impressionnante chenille, le facétieux chat du Cheshire, la horde de lapins, le jardin qui respire ou la robe de la Reine de cœur pour se laisser encore surprendre par ce récit pourtant connu.
Un des éléments les plus remarquables de la production est l’élaboration d’une imposante fresque que le Cavalier (Karl-Patrice Dupuis), juché sur sa monture de bois, dessine à même l’immense panneau noir qui borde l’arrière du plateau. Ce tableau qui prend vie sous les yeux du public est une métaphore visuelle de la pièce. Éclaté, éphémère, changeant, il est constamment enrichi par l’apport de personnages qui, au fil de l’action, ajoutent des détails à cette œuvre monumentale. Surgi du néant, ce tableau demeure à la fin de la pièce, sur une scène débarrassée de ses oripeaux, comme un témoin de l’incroyable aventure que nous venons de vivre en tant que spectateurs.
Le TRI nous transporte, avec cette production, dans une esthétique théâtrale peu usuelle au Trident. Comme dans l’œuvre de Carroll, la logique, les règles et les lois de la nature y sont bouleversées. Sous une apparence de chaos, c’est toutefois l’extraordinaire maîtrise des langages sonore, visuel et pictural qui donne à cette pièce ses lettres de noblesse et qui lui confère son caractère merveilleux. Alice nous convie à un fantastique moment de rêverie, de laisser-aller et de liberté.
Alice, du 8 novembre au 3 décembre 2022, au Trident
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