Albane : briser le cycle infernal de l’atavisme
Albane : briser le cycle infernal de l’atavisme
Première production de la compagnie théâtrale La bouche _ La machine, Albane d’Odile Gagné-Roy est également la première mise en scène de cette jeune autrice et comédienne qui interprète le rôle-titre dans le spectacle. À l’ouverture des portes de la salle, six des sept personnages de la pièce sont déjà en place, immobiles comme des êtres inanimés qui attendent qu’on leur prête vie. L’impression qui se dégage du décor et des accessoires, dont certains sont surdimensionnés, des masques et des maquillages ainsi que de l’éclairage est intrigante et d’emblée porteuse de promesses.
Albane, la deuxième du nom, est celle qui fera revivre les fantômes du passé. Mais elle se présente d’abord aux spectateurs avec le vêtement de l’autrice pour expliquer les origines troubles de son œuvre, les événements à la source de son inspiration, de son souffle créateur. Ce n’est pas son histoire qu’elle souhaite raconter, mais une transposition de ses réflexions et de ses interrogations en utilisant les codes de la tragédie antique dans une optique contemporaine.
Le jour de son seizième anniversaire, Albane découvre que sa mère, Emma (Marie-Ève Lussier-Gariépy), vient de se suicider pour éviter que sa fille ne reproduise les schèmes de ses ancêtres en l’assassinant à son tour. Perturbée par cette révélation, la jeune femme convoque les esprits de ses prédécesseurs autour d’un cercueil de verre où gisent des morceaux de mannequins d’étalage. Et nous voici transportés le jour de la fête de Dréa (Noémie F. Savoie), l’aïeule d’Albane. Ce jour-là, Nathan (Thomas Royer), le fils aîné de Dréa, la chair de sa chair, tue son frère adoptif, Héloi (Dayne Simard). Rivalité, fratricide, inceste, matricide, mensonge et dénégation sont les principaux ingrédients des événements qui, avec une énergie cathartique parsemée de zestes de grotesque, prendront forme sous les yeux d’Albane. Celle-ci fera la connaissance de la grand-mère dont elle a hérité le prénom (Myriam Lenfesty) et exhumera les gènes de son accablant matrimoine.
L’étymologie d’Albane vient du latin « albus », qui veut dire « blanc ». Le blanc est la nuance prédominante sur le plateau de la pièce. Il y côtoie le noir qui lui fait contraste et le complète tout à la fois. Le blanc, qui fait régulièrement référence à l’innocence et à la clarté, peut également être signe d’aveuglement, d’absence ainsi qu’un symbole d’invisibilité et d’immatérialité. Il est associé autant à la naissance qu’à la mort. Les multiples collaborateurs de la production ont joué avec ces deux extrémités de l’échelle des couleurs pour concevoir l’espace scénique du spectacle. D’entrée de jeu, le mur arrière du plateau est strié de longues bandes lumineuses verticales et blanches. Cet élément scénographique, qui rappelle des barreaux de prison, suggère que les protagonistes sont captifs de leur atavisme.
Ce sentiment de réclusion est renforcé par la gestuelle itérative des personnages qui illustre le pouvoir et la domination de l’aliénation. La présence d’un chœur auquel toutes et tous participent à différents moments de l’histoire et dont l’action accentue la dimension tragique du récit constitue le noyau et le joyau de l’œuvre. Ce chœur est le réceptacle des mouvements chorégraphiques à la création desquels Karine Ledoyen a contribué. Le coryphée (Vincent Paquette), pour ainsi dire le narrateur, est un être à part. Il n’appartient pas directement à la lignée familiale. Il représente le jumeau spirituel d’Emma, la mère d’Albane.
Le chœur confère à l’ensemble un caractère sacré et inquiétant, grâce notamment à l’apport des masques, des maquillages, des mimiques des personnages et de leurs déplacements ritualisés. Ce sentiment d’étrangeté est soutenu par une conception sonore vibrante (David Boily) et par l’intégration ponctuelle des voix amplifiées et parfois déformées des protagonistes (François Leclerc) ainsi que par l’éclosion épisodique d’un discours d’outre-tombe prononcé par Sophie Thibeault.
Albane est une œuvre mûrie et longuement travaillée. Toutes les composantes de la pièce sont efficaces, y compris le jeu des comédiennes et des comédiens. Leur interprétation témoigne d’une appropriation réussie des codes de la tragédie antique et du grotesque, lesquels sont habilement revisités pour leur donner une saveur de 21e siècle. La promiscuité de la salle du Théâtre de Premier Acte est aussi un atout pour cette production qui s’adresse au public avec assurance et sincérité.
Albane, présenté à Premier Acte du 17 janvier au 4 février 2023
Crédit photo David Mendoza Hélaine