Dix quatre : Redite

Dix quatre : Redite

Prenant la forme d’un presque huis clos, la pièce Dix quatre, de l’auteur canadien Jason Sherman, se passe dans une salle de réunion anonyme où quatre scénaristes tentent d’écrire la nouvelle série policière de l’heure avec tout ce que ça implique de policiers pleins de défauts, mais attachants, de moments de tension et d’héroïsme au milieu de drames personnels. Cependant, entre les divergences d’opinions sur le traitement des personnages et des thèmes et les interventions intempestives d’une productrice aux idées très arrêtées, les scènes de remue-méninges virent à la confrontation.

Habilement traduite par Jean Marc Dalpé, dans un niveau de langue et de vocabulaire qui en fait une histoire collée sur notre actualité, la pièce aborde la question du racisme systémique et de la misogynie latente sans mettre de gants blancs. Elle traite aussi de la responsabilité sociale des auteurs, en se questionnant sur le rôle qu’ils jouent dans la normalisation des stéréotypes et préjugés. Toutefois, sans être grossier, le trait n’est pas particulièrement fin. Sur scène, les scénaristes, tout comme les personnages qu’ils sont en train de créer, deviennent par moments des caricatures d’eux-mêmes.

La production de La Manufacture, très drôle, n’est pas dénuée de qualités, pouvant notamment compter sur une distribution attachante qui valse adroitement entre humour et drame, en particulier Norman Helms et Irdens Exantus, qui livre d’ailleurs l’interprétation la plus nuancée. À la mise en scène, on sent Didier Lucien en maîtrise du rythme du texte. Le jeu de miroirs entre ce qui se passe dans la série policière en cours d’écriture et ce que dénonce la pièce est également intéressant. Reste que le concept s’étire sur deux longues heures alors qu’on sait très bien où le spectacle nous emmène et que plusieurs éléments sont exagérés au point où on s’approche de la parodie. Certes, le spectacle cherche à dénoncer cette déconnexion du milieu de la télévision et de la réalité, mais à force de jouer le jeu de la satire, la production tombe dans les mêmes travers sans porter la réflexion plus loin.

Dix quatre, crédit photo Suzane O’neill

Le personnage de la productrice interprété par Marie-Hélène Thibault en est un bel exemple : son personnage s’avère beaucoup plus truculent en voix désincarnée nous parvenant par le truchement du haut-parleur d’un téléphone qu’une fois en chair et en os sur scène où son incarnation devient risible. Les revirements dans les actions et les intentions des personnages s’expliquent, bien sûr, par l’aspect satirique de la pièce, mais pour le coup, on en vient à se demander ce que la production cherche réellement à nous transmettre qu’on ne sait pas déjà, nous laissant avec une impression de redite.

Le manque de représentativité de la diversité en télévision, le racisme systémique du milieu (heureusement en train de changer en mieux), les récriminations contre les ratios imposés, les cases à cocher, l’uniformisation des voix différentes, audacieuses, leur lissage pour éviter ce qui dépasse de la norme, tout ça est connu, dénoncé; Dix quatre ne défonce ici aucune porte. Et c’est tout le problème de cette production qui, au-delà du divertissement, ne semble pas vouloir critiquer un milieu et des habitudes qui méritent pourtant d’être secoués.

Dix quatre, présenté à La Licorne du 17 janvier au 25 février 2023
Crédit photo Suzane O’neill

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