Rome : fresque colossale et profondément humaine

Rome : fresque colossale et profondément humaine

Le travail pour mener à bien cette adaptation des tragédies romaines de Shakespeare a été colossal, la metteuse en scène Brigitte Haentjens le reconnaît d’emblée, mais il a surtout été à l’origine d’un élan puissant qui a porté toute l’équipe de création pendant des mois, des premières lectures jusqu’à l’entrée en salle et au soir de la première, en pleine tempête de verglas. Cinq tragédies, de nombreux personnages, lieux et époques variés, noms, dates, batailles historiques, le mirage de la démocratie, tout ça à contenir sur une seule scène et en quelques heures. Un pari résolument fou qui se déploie à l’Usine C ces jours-ci, s’offrant dans sa démesure aux spectateurs et spectatrices prêts à se laisser séduire.

En dépit de quelques maladresses, comme cette façon de souligner en rouge éclatant les parallèles entre la dynastie Trump et l’empire de Rome, l’impressionnante fresque tissée par Sibyllines et Usine C, en partenariat avec le Théâtre français du CNA, fait voir la corrosion du politique, mais aussi tout le caractère répugnant de l’humain, guidé par ses pulsions, sa soif de domination et de victoire, son mépris de la dignité et son absence complète d’empathie. Par son ampleur, Rome assure un dépaysement que l’on vit ensemble et qui se fait l’écho, à travers les siècles nous séparant de Shakespeare, des nombreuses crises politiques et sociales qui secouent le monde d’aujourd’hui.

Dans le décor industriel de l’Usine C, auquel on a ajouté sur scène un pont métallique suspendu que les bottes des interprètes font résonner à chaque passage, la production transforme la salle de spectacle en forum, coeur battant de la vie publique et politique romaine. Quelques interactions trop rares avec le public, devenu plèbe romaine, et l’utilisation de deux autres passerelles de part et d’autre de la salle multiplient les espaces de jeu dans une architecture scénique simple, mais très dynamique, qui contraint les spectateurs et spectatrices à tourner la tête pour ne rien manquer des échanges, donnant à l’ensemble des allures de joutes oratoires.

Soutenue par une distribution imposante (ils sont près d’une trentaine sur scène en incluant les musiciens), mêlant les interprètes d’expérience et la relève, la production de 7h30 est un paquebot que Haentjens et son équipe mènent à bon port, grâce, notamment, au superbe travail de traduction et d’adaptation de Jean Marc Dalpé, un habitué des textes shakespeariens, lui qui était déjà de l’aventure de Five Kings en 2015, autre spectacle fleuve présentant celui-là le cycle des rois de Shakespeare. Encore cette fois, l’adaptation de Dalpé entremêle joyeusement le lyrisme du barde anglais et le vernaculaire nord-américain, l’émaillant d’expressions bien de chez nous qui font effet à tout coup tout en s’insérant sans accroc dans le flux élisabéthain. Les ruptures de niveaux de langage, inattendus, mais à propos, ponctuent adroitement les émotions vives des personnages. Rien de tel qu’un bon sacre pour transmettre un élan de colère, n’est-ce pas?

L’esprit de groupe qui anime la production contribue à la cohésion d’un spectacle qui se consomme comme on télévore nos séries préférées, goulument et sans interruption publicitaire. D’un seul coup, on se gave de pulsions, de meurtres, de conspirations, de manigances politiques, de concubinages, d’agressions, de vengeances et même de cannibalisme; tout y est pour fasciner le public. Comme une série en plusieurs saisons, Rome propose une galerie de personnages (ou leur descendance) que l’on retrouve d’une saison à l’autre et où les références aux événements passés sont multiples. Les cinq pièces se fondent les unes dans les autres au point où les lignes de démarcation entre chacune deviennent perméables. On en vient presque à regretter les coupures des entractes.

Avec plus d’une centaine de personnages auxquels donner vie sur scène, Haentjens a rassemblé une troupe qui travaille dans une belle synergie, les comédiens et comédiennes incarnant plusieurs personnages au fil de la représentation, du Coriolan en personne au simple garde-chiourme. Parmi la distribution, le tandem formé par Jean-Moïse Martin et Madeleine Sarr étincelle. Dans la peau des célèbres amants Antoine et Cléopâtre, ils pétaradent dans un mélange de tragédie et de mélodrame réjouissant, le chapitre le plus drôle de la production, sans verser dans le ridicule. Introduit dans Jules César, le personnage d’Antoine est d’ailleurs l’un des plus réussis du spectacle. Son discours, livré à une foule hostile lors des funérailles de César, est un exemple parfait de manipulation de l’opinion publique. Jean-Moïse Martin donne à Antoine toute sa verve. D’autres membres de la distribution se démarquent également, dont Marc Béland qui nous fait presque prendre Titus Andronicus en pitié, malgré les actes répréhensibles de ce général romain, et Alex Bergeron, qui nous régale tant en vaniteux Jules César qu’en naïf Saturninus.

C’est à Alice Pascual et Iannicko N’Doua, à la lueur de braseros crépitants, que revient la délicate mission d’ouvrir le bal du cycle romain en nous immergeant dans un des textes moins connus de Shakespeare : le poème dramatique Le viol de Lucrèce. Un texte presque exclusivement constitué de monologues mettant en opposition deux points de vue sur le même terrible événement, le crime à l’origine de la fondation de la république de Rome et le socle d’années de guerres entre Romains et Tarquins, comme on le découvre au fil des autres pièces. Suit Coriolan, le maillon faible du spectacle : malheureusement la rage prend ici le pas sur la nuance, chaque réplique égosillée, semble-t-il, plus fort que la précédente. Mais la pièce montre bien comment les égos précipitent les guerres en alimentant le cycle des vengeances, et comment les intrigues politiques ne font preuve d’aucune pitié envers ceux et celles qui refusent de jouer. Le spectacle prend véritablement son erre d’aller avec Jules César, qui relate les circonstances ayant mené à son assassinat, une pièce relativement courte, mais qui donne à voir une surprenante Céline Bonnier en Brutus. Avec Antoine et Cléopâtre, le ton change l’ambiance du tout au tout et la production ose alors davantage. La metteuse en scène façonne désormais sa propre cadence dramatique ou tragicomique, soutenue par la musicalité de l’adaptation signée Dalpé. C’est aussi à ce moment que l’on oublie pour de bon la durée du spectacle, ainsi que le reste du monde (figé dehors dans la tempête et les sirènes des véhicules d’urgence), pour contempler avec fascination les cycles qui font et défont les classes dirigeantes.

Rome soulève de nombreuses questions sur la légitimité du pouvoir, les mécaniques de la démocratie, le fondement et l’évolution des sociétés autant que des empires, mais au coeur de cette fresque ambitieuse, il y a surtout l’esprit humain, sublimé par la passion ou perverti par elle. Cette adaptation des tragédies romaines de Shakespeare offre un tout harmonieux dont chaque composante concourt à offrir au public curieux une aventure colossale qui touche aussi bien à la tumultueuse histoire politique des puissants qu’aux enjeux qui secouent nos vies au quotidien.

Rome, à l’affiche de l’Usine C du 5 au 23 avril 2023

Crédit photo Maxim Paré Fortin

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