Les filles du Saint-Laurent : Puissantes voix du large

Les filles du Saint-Laurent : Puissantes voix du large

Avec Les filles du Saint-Laurent, la prolifique autrice Rébecca Déraspe livre (en collaboration avec Annick Lefebvre) un récit polyphonique puissant qui nous fait naviguer dans les eaux profondes de l’âme humaine et dans la fragilité que nous portons.

De Verchères à Rimouski en passant par Grandes-Bergeronnes, Coteau-du-Lac et même Grosse-Roche, Les filles du Saint-Laurent brosse le portrait de neuf femmes et d’un homme dont le quotidien est bouleversé par la découverte de cadavres rejetés par le fleuve. Prenant les allures d’un chant choral, la pièce fait résonner leurs témoignages et des fragments de leur vie au moment de la découverte, ainsi que ce qui les a menés au bord du fleuve puis ce qui a suivi. Sept cadavres anonymes, sept corps gorgés d’eau dont certains ont le visage dévoré par le sel marin ou par de petites crevettes… Comme on observerait les ondes créées dans l’eau par un caillou qu’on y aurait lancé, le récit explore aussi comment la découverte de ces noyés se répercute dans la vie de ces femmes et de cet homme.

Résilient, l’être humain a une grande capacité d’absorption, mais comme le fleuve (incarnée tout en retenue par Elkahna Talbi), il arrive parfois à saturation. Les mots de Déraspe et Lefebvre brillent ici dans la mise en scène d’Alexia Bürger. Dans un espace de jeu nu où se dressent les pieds de micros aussi bien que les corps des interprètes, droits sur un fond dégagé et coloré, on imagine les horizons vastes de nos paysages maritimes, l’immensité du fleuve, ses grands ciels et ses vagues incessantes. Dans la bouche des onze interprètes, le texte des Filles du Saint-Laurent suit le mouvement de ces vagues. Par petites touches, il nous dévoile l’histoire de ces humains qui perdent pied, mais résistent au ressac, malgré tout, retenus par une volonté farouche de combler un vide laissé par un enfant désiré qui n’arrive pas, par un amant qui ne revient pas du large, par une vie gâchée par un mari violent, par des enfants dont on a perdu la garde, par une soeur disparue trop jeune, par une sexualité qui ne s’éveille pas. La cadence de la mise en scène est mesurée, répétitive, et toutes les confidences, réflexions, pensées et tous les dialogues forment un chant fascinant, presque hypnotisant. En quelques instants, la partition se transforme en une étrange berceuse de trop-plein dont le public est le réceptacle.

L’ensemble des interprètes brillent d’une même voix dans cette polyphonie, chacun bénéficiant de moments pour donner corps au languissement comme aux revendications de son personnage, qui font échos à ceux des autres. Louise Laprade hérite du plus beau rôle, celui de la femme que le fleuve a privé d’un grand amour, et l’incarne avec tout le tragique et la dignité nécessaire pour faire monter les larmes aux yeux. À l’autre spectre, les deux jeunes colocataires Lili et Charlotte, interprétées avec une grande sensibilité par Zoé Boudou et Gabrielle Lessard, nous mènent tout doucement de la comédie aux drames personnels enfouis sous des couches de silence et d’années douloureuses. Au fil des confidences des personnages, on retrouve des thèmes chers à l’autrice, comme la maternité, les relations amoureuses, la violence conjugale et la solidarité féminine ; le tout lié par l’eau, celui qui coule depuis des millénaires dans le fleuve Saint-Laurent, comme celui dont nous sommes constitués, jusqu’aux glaçons qui garnissent nos verres.

Tableau choral dont les secrets se livrent comme autant de cadavres anonymes recrachés par le fleuve, Les filles du Saint-Laurent se dépose en nous en y laissant tout le sel de la poésie gorgée d’humanité de Rébecca Déraspe.

Les filles du Saint-Laurent à l’affiche du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui du 4 au 29 avril 2023

Crédit photos Valérie Remise

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