Le Jamais Lu 2023 en trois mises en lecture

Le Jamais Lu 2023 en trois mises en lecture

S’il y a bien un endroit où trouver une bonne ambiance, de la bonne bouffe, de quoi vous désaltérer et des mots d’auteurs et autrices pour accompagner le tout, c’est du côté des Écuries en mai qu’il faut regarder. Le théâtre de la rue Chabot a été à nouveau l’hôte accueillant de ce festival de théâtre, l’un des plus iconoclastes de la métropole. Vous êtes en quête de nouvelles histoires, de paroles révélatrices, de rires pas en canne? Ne cherchez plus. Malgré son caractère un peu confidentiel (le public s’y compose en effet de beaucoup d’initiés), le Jamais Lu sait semer la joie de la découverte. Et cette année, cette joie s’est faite lucide sous la plume de 40 auteurs et autrices du Québec et de la francophonie internationale. En neuf jours, le public a pu entendre 24 projets inédits, allant de la Cartographie de récits autochtones à une soirée Apocalypse, fromage et bien-être en passant par un opéra Graisse de bine et un « vrai » banc d’essai. Théâtre.Québec a assisté à trois mises en lecture.

Les essentielles, de Faustine Noguès

Le texte de l’autrice française Faustine Noguès, choisi par un jury de 10 ados, prend racine dans un abattoir où, un jour, on découvre le corps d’une employée suspendue par les pieds au milieu des vaches et des machines destinées à les réduire en pièces de viande. Le personnel proteste contre la cadence de travail imposée et déclenche une grève, au grand désarroi de la directrice de l’usine, convaincue d’être une patronne humaine et sensible. Les vaches continuent d’arriver et s’accumulent…

Avec beaucoup d’humour et de respect pour ces travailleurs essentiels, la pièce se penche sur le traitement que la société de consommation leur impose dans un monde dominé par la productivité et dans un milieu de travail déshumanisant (autrement comment pourrait-on parvenir à abattre des milliers de bêtes chaque semaine?). On assiste à une révolte qui part de l’intérieur du système, menée par des employés ironiquement aussi réticents à prendre la parole que déterminés à se faire entendre par la direction et le propriétaire, ce « possesseur » désincarné qu’on ne voit jamais.

La mise en lecture de Patrice Dubois épouse le rythme rapide de ce texte à l’allure chorale où les réparties fusent entre le personnel et la patronne (irrésistiblement drôle Debbie Lynch-White), faisant ressortir par contraste la tranquillité et la sérénité de la morte (touchante Houda Rihani) lorsque celle-ci sort de l’ombre pour témoigner des événements et pensées qui l’ont menée à mourir, suspendue par les pieds.

Dans Essentielles, les travailleurs et travailleuses sont vus comme de simples rouages dans la machine de la rentabilité. Chaque membre de la chaîne de travail n’est d’ailleurs identifié dans la pièce que par le nom d’une partie du corps de la vache qu’il découpe. La plume de Faustine Noguès leur donne ce que les dirigeants leur refusent : une personnalité, des aspirations et des revendications. Une lecture inspirante portée par une distribution investie.

Écoutes lucides, le (VRAI) banc d’essai

Année après année, le Jamais Lu offre l’occasion d’entendre des textes qui n’ont pas encore été montés, et d’assister à des performances en formule 5 à 7, mais il y a aussi chaque édition quelques moments dans la programmation où l’inédit se fait encore plus… inédit. C’était le cas mercredi 10 mai avec Écoutes lucides : le (VRAI) banc d’essai, une lecture bien dans l’esprit du festival, comme nous l’ont rappelé en introduction les directrices artistiques de cette édition, Jade Barshee, Gabrielle Lessard et Marcelle Dubois. Sept auteurs et autrices ont été recrutés au pied levé pour ce banc d’essai, à deux semaines de préavis, pour remplacer la mise en lecture de Phosphore de Josianne T. Lavoie, qui a dû se retirer pour des raisons de santé. Invités à présenter un extrait de texte, un pan de projet, un petit bout de quelque chose sur leur table de travail, ils ont répondu avec générosité. Tout comme les quatre interprètes de la soirée, Isabelle Vincent (en grande forme), Sébastien Rajotte, Maxime-Olivier Potvin et Eve Landry, qui ont découvert les textes en même temps que nous.

Ces lectures « à frette », avec quelques indications de la part des auteurs et autrices, ont donné lieu à de surprenants moments d’émotion, à des amorces de réflexion prometteuses et surtout, à une variété de tons et de styles. Une soirée déroutante, drôle, poétique ou touchante, mais jamais plate! Parmi les belles surprises de ce banc d’essai : Papy Maurice Mbwiti, originaire de Kinshasa, qui nous a fait entendre son projet en chantier Les histoires de partir. Par diverses voix, son texte fait surgir les angoisses qui marquent l’arrivée dans un nouveau territoire, et celles associées aux souvenirs qui nous habitent ; un récit multiple qui touche à l’intime et au politique.

Dans un récit éclaté, Maxime Brillon nous a, quant à lui, raconté son séjour (véridique!) dans une scierie désaffectée, en compagnie d’un ermite étrange. La mise en lecture musicale et énergique de ce récit nous a plongés dans une ambiance décalée en faisant parler les « fantômes » de la scierie par le biais d’outils de construction. L’ermite, brillamment interprété par Isabelle Vincent, colorait de son excentricité cet espace exploratoire inusité où l’auteur s’est retrouvé en retraite de création avec des amis musiciens. Isabelle Vincent était par ailleurs tout aussi brillante en directrice d’un camp de jour magique où l’imagination est reine, dans la mise en lecture d’un texte truculent d’Agathe Foucault.

Sous son aspect improvisé et un peu échevelé par moments, Écoutes lucides, le (VRAI) banc d’essai a permis d’entendre une belle variété de paroles, de styles et de sujets. Une expérience à peaufiner et à refaire!

« La maison sous les arbres » de Blake Sniper, de François Ruel-Côté

Qu’obtient-on si on mélange conte d’horreur et humour absurde? Un délicieux récit où le rire côtoie le frisson, et où le séjour au chalet entre amis se transforme en inquiétant huis clos dans un environnement « sauvage » imprévisible.

Une bande d’amis du cégep se réunissent dans un chalet en forêt pour quelques jours pendant les vacances des Fêtes, sans savoir qu’ils s’y retrouveront coincés par une tempête de neige alors que l’un d’eux disparaît dans la nuit. Une mystérieuse créature rôdant dans les bois et se nourrissant de leur peur serait-elle à l’origine de cette disparition?

Dans « La maison sous les arbres » de Blake Sniper, l’auteur François Ruel-Côté s’amuse à brouiller la frontière entre fiction et réalité. Les retrouvailles entre amis sont-elles bien réelles ou dictées par l’imaginaire du fameux auteur américain Blake Sniper, réfugié en retraite créative dans le grenier du chalet? Les amis seraient-ils simplement les créatures de l’auteur, et condamnés à suivre le fil narratif imposé?

Ruel-Côté joue habilement avec les codes du genre, créant une ambiance de conte d’horreur très réussie. Ses multiples effets narratifs comiques, dans un univers où le moindre élément peut se révéler un mauvais présage, font basculer le récit dans des directions inattendues.

Joyeusement menée par des interprètes qui embrassent le côté givré du récit, la mise en lecture de Cédrik Lapratte-Roy, parvient à nous faire imaginer le chalet, la forêt, les signes inquiétants qu’une force obscure est à l’œuvre… On y trouve le ton, les éclairages et la bande sonore parfaits pour semer une petite note d’angoisse, malgré l’absurdité des événements et les traits de caractère comiques des personnages en scène. Parmi les interprètes, Guillaume Tremblay nage d’ailleurs dans ce récit comme un poisson dans l’eau ; le style de la pièce n’étant pas sans rappeler celui du Théâtre du Futur, dont il est cofondateur. L’auteur lui-même, François Ruel-Côté, est férocement drôle dans le rôle de Blake Sniper. Sa seule apparition déclenche les rires.

Difficile d’imaginer comment certaines scènes de « La maison sous les arbres » de Blake Sniper pourront être transposées sur scène, mais le texte contient juste le bon niveau d’absurdité pour que tout devienne possible…

Ce 22e Jamais Lu a dévoilé encore une belle fournée de nouveaux textes dans des univers et des styles qui donnent bien envie de prolonger le plaisir en les voyant présentés sur nos scènes dans une prochaine saison. Que la joie (de la découverte) demeure!

Crédit photos Kevin Calixte

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