(critique) Paysages de Papier : de fougue et de féérie
Par Olivier Dumas
Depuis deux décennies, la chorégraphe Estelle Clareton conçoit des œuvres qui cherchent à interpeller les spectatrices et spectateurs avec, pour reprendre ses mots, un « désir de scruter les liens élastiques, instables, invisibles, dangereux, que l’on tisse avec l’autre », tel qu’on peut le lire sur son site creationsestelleclareton.com. Cette quête d’explorations sensorielles, de rencontres solidaires et d’éveils artistiques imprègne grandement ses Paysages de Papier. Sa récente création dévoile de nombreuses potentialités de la danse contemporaine pour le jeune public. Dans un mariage de séquences énergiques et d’autres, plus contemplatives, cette exécution scénique exigeante, mais d’une grande sensibilité, s’avère une superbe réussite.
À la représentation du lundi matin au Théâtre Outremont, les toutes-petites et tout-petits ont regardé et écouté (la musique d’Éric Forget joue un rôle majeur dans l’appréciation de cette expérience) avec une attention soutenue du début à la fin. Autour de 45 minutes, Paysages de Papier s’amorcent en quelque sorte avant la fermeture des lumières, alors que les trois interprètes (quel bonheur de voir danser Nicolas Labelle, Olivier Rousseau et Jessica Serli) se retrouvent déjà sur le plateau. L’action surgit avec éclat et avec beaucoup d’humour.
L’intrigue s’articule autour de la passion de Clareton pour la créativité comme remède à l’ennui et à l’anxiété des enfants. Et avec une approche ludique, sa danseuse et ses deux danseurs se servent d’une matière première qui devient le fil narratif de la présente aventure : le papier. Ce matériau permet de construire une suite de tableaux hétéroclites, d’abord cocasses, et ensuite de plus en plus oniriques.
Précédemment, la chorégraphe avait orchestré Tendre, où un duo loufoque composé d’une fille et d’un garçon se retrouvait aux prises avec un encombrant élastique rouge. Plus épurée dans son traitement scénographique (avec des couleurs moins flamboyantes et plus feutrées), Paysages reprend toutefois des thématiques similaires. Presque uniquement sans paroles (seuls quelques mots sont prononcés), elle traite principalement par la gestuelle de la nécessité d’établir des relations humaines empreintes de respect. Plus encore que pour Tendre (qui constituait elle aussi une étonnante démonstration artistique où le plaisir triomphait des contraintes), l’imagination domine cet univers sensitif. À preuve, lors des premières scènes, les impulsions du trio suscitent de nombreux fous rires.
Dans la lignée de Tendre, la production prend plaisir à déjouer nos attentes, à se moquer des stéréotypes et idées préconçues. Le papier connait d’innombrables mutations, se métamorphosant en différents objets ou animaux. Les trois comparses le manipulent, froissent, replient, déchirent, ou encore en enroulent des morceaux autour de leur corps. Heureusement, le résultat ne tombe jamais dans l’exercice de style et témoigne toujours d’une poésie incarnée.
Si la première moitié se distingue par sa cadence rapide et les interactions souvent cocasses entre l’équipe, une certaine rupture s’effectue ensuite jusqu’au dénouement. Plus méditatif, le ton laisse émerger une délicate douceur, comme si nous étions dans un rêve (ou la sensation de détente après une angoisse vive). Une progression dramatique aussi accentuée demeure un fait rare dans le répertoire chorégraphique jeunesse. Petite observation : les gamins paraissent par la suite plutôt tranquilles et grandement concentrés après leurs réactions jubilatoires du début.
La conception sonore pige dans une pluralité d’ambiances, toujours en symbiose avec l’ensemble. Des rythmes plus saccadés au début, elle évolue vers des registres plus mélancoliques et contemplatifs. Soulignons par ailleurs les éclairages soignés de Karine Gauthier qui ajoutent une dimension poétique élégante.
Quand surgit la dernière image, la beauté et les frémissements de ces Paysages de Papier se conjuguent avec le plaisir perceptible, la candeur et la vigueur assumée de ses artisans.