Avignon : Jour 3 – À la fraîche
DAPHNÉ À AVIGNON – PARTIE 3
Suivez notre collègue Daphné Bathalon dans son périple à Avignon, centre névralgique du théâtre en Europe durant la saison estivale !
Lundi 16 juillet 2018
Ce matin, c’est la pluie qui s’invite aux festivités et ralentit la frénésie d’Avignon, mais je ne m’en plaindrai pas : elle fait agréablement descendre la température extérieure et celle qui règne dans mon petit studio pas climatisé. Même le concert ininterrompu des cigales s’est momentanément tu.
La pluie délave les rues, mais aussi les affiches, qui ne claquent plus au vent, mais glissent ou pendent tristement vers le sol. C’est le moment idéal pour se rendre aux Halles et y faire son marché. Entre melons et tomates de Provence, olives de toutes formes, tapenades délicieuses et multitude de fromages et de pains, la France ne déçoit jamais la panse.
De retour à l’abri de la pluie, j’en profite également pour ajouter quelques spectacles à mon horaire à cette heure où il est encore facile de joindre les billetteries. Ce sera une petite journée de deux spectacles aujourd’hui, car ce n’est pas tout d’aller les voir, il faut aussi écrire ! J’ai presque six heures devant moi, et je compte bien les mettre à profit, mais il s’avère que demeurer concentré sur le travail, quand on sait qu’il y a fête dans les rues, est plutôt difficile… On n’est pas à Avignon tous les jours, après tout!
En 2018, le Off, qui en est à sa 52e année consécutive, propose 1538 spectacles dans 133 lieux répartis sur l’ensemble de la vie, mais majoritairement dans l’enceinte de la vieille ville. Cela vous donne une idée du nombre de lieux de représentation au mètre carré. On ne peut littéralement faire un pas en ville sans se retrouver devant un théâtre, permanent ou improvisé. Rien d’étonnant alors qu’en cinq visites, je n’ai fréquenté qu’une infime proportion de ces théâtres. Il faut dire qu’on en vient à connaître ceux qui présentent essentiellement du boulevard, ceux qui proposent de la danse, de la musique ou des spectacles jeune public, ceux encore qui offrent des créations, des paroles étrangères, de la poésie ou des essais politiques. Je m’attarde donc plus volontiers à la programmation de théâtres que je connais déjà, mais chaque année, je m’aventure en de nouveaux lieux, attirée par une affiche, un.e auteur.e, un titre ou un résumé.
De toute façon, bien souvent, le choix final se fait à l’intuition. On se trompe parfois, mais heureusement pas trop souvent, car le temps nous est compté et le nombre de découvertes potentielles plutôt grand! L’avantage de venir seule est que je peux faire mes choix sans contraintes, ou presque. Lorsque des amis me rejoignent, il faut faire des concessions. Je ne serais probablement pas allée voir Les douze travaux d’Hercule (ou presque) sinon, présentée comme une comédie loufoque et trépidante qui revisite sur un ton décalé le mythe du demi-dieu détesté par la déesse Héra. À 16h20, je me retrouve donc assise à la Luna, pour un autre spectacle jeune public.
LES DOUZE TRAVAUX D’HERCULE (OU PRESQUE)
Compagnie du Théâtre Mordoré
Fils de Zeus et d’une mortelle, Hercule se passe de présentation, à en croire la voix hors champ qui glisse quelques mots à nos oreilles sur la renommée du héros et les trois épreuves qu’il a déjà relevées pour se faire pardonner la mort de sa femme et de ses enfants. Spectacle jeunesse oblige, je présume, la voix ne précise pas qu’il est lui-même l’auteur de ce crime (ah la mythologie grecque!). Cette introduction sur le ton de l’humour abat illico le quatrième mur, qui sera allègrement retourné comme une crêpe pendant toute la représentation.
C’est un des plaisirs de cette adaptation présentée par le Théâtre Mordoré que de découvrir les rencontres, personnages et créatures mythiques au travers de codes empruntés à la pantomime, de joyeux anachronismes (un feu de camp sur iPad, la drôle de sonorité du mot gnocchi, l’apparition fugace du slogan [France] en marche et autres clins d’oeil), de mises en abîme et de références au théâtre. Enfants et adultes s’amusent beaucoup de ces nombreux apartés qui lui sont adressés.
Les quatre comédiens de la distribution (trois hommes et une femme) déploient une belle dose d’énergie pour incarner les nombreux personnages rencontrés par Hercule (Alexis Consolato) et Thésée (Joëlle Lüthi), cousin et apprenti du demi-dieu. Les effets comiques se multiplient tout au long du parcours initiatique des deux héros, l’homme fort et le jeune enfant. L’apparition de Jacques Courtès en Héra furieuse et vengeresse est bien sûr hilarante, mais c’est certainement le roi Eurysthée, personnage plutôt loser incarné par Alexandre Levasseur, qui remporte la palme de l’humour… et l’affection du public. Ses répliques tombent juste et sa connivence avec le public est immédiate.
La production compte également sur un texte qui ne manque ni de rythme ni de jeux de mots. Alexis Consolato et Sarah Gabrielle, qui signe également la mise en scène, ont retenu l’essence du mythe et parviennent à livrer les éléments majeurs de l’histoire en un feu roulant de 60 minutes. Le spectacle séduit parce qu’il n’est pas que comique, justement. Avec les personnages de Thésée et d’Hercule, et en voyant comment ils apprennent l’un de l’autre, les enfants explorent la valeur de l’honneur, du partage et de l’amitié face à l’adversité, et que la traîtrise et la jalousie ne paient pas.
L’humour bon enfant des Douze travaux d’Hercule (ou presque) et la joyeuse bande de comédiens qui réinterprètent cette grande histoire en font une excellente initiation à la mythologie grecque.
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Ma journée se termine sur un tout autre ton avec la pièce TRANS (més enllà), de Didier Ruiz. C’est d’ailleurs ce qui fait la joie de la festivalière éclectique que je suis lors de chaque visite à Avignon. Il est virtuellement impossible de ne pas trouver de spectacles à son goût dans la grande variété de styles, de paroles et de disciplines offerte par le Festival et son OFF. Il y a bien sûr du théâtre classique, mais aussi du boulevard, de la marionnette, du cirque, de la danse, de l’opéra, du conte, de la ballade, des stand-up, de l’expérimental (du plus vague au plus pointu). Il manque encore de variété au niveau des nationalités des créateurs au OFF, mais le IN propose en général un beau voyage.
Parmi le public, majoritairement français, on retrouve également de la diversité avec des spectateurs venus d’un peu partout dans la francophonie européenne, du Québec, mais on croise aussi, de plus en plus d’Asiatiques, parmi lesquels certains ne semblent pas parler un mot de français. Mystère pas encore résolu, pour ma part…
Ce soir, je voyage plutôt du côté de Barcelone.
TRANS (MÉS ENLLÀ)
Compagnie des Hommes (Paris – Barcelone)
En coproduction avec Teatre Lliure, Châteauvallon Scène nationale et Le Channel Scène nationale de Calais
Second volet d’un diptyque consacré aux individus invisibles, aux paroles qu’on entend peu, TRANS (més enllà) invite sur scène sept personnes trans pour témoigner de leurs parcours, des difficultés rencontrées, de l’aide et du soutien inattendus, d’acceptation de soi, des autres, et aussi de la liberté ressentie après avoir été enfermés, parfois pendant plusieurs décennies, dans un sexe qui ne leur convenait pas.
Ils s’appellent Clara, Sandra, Leyre, Raùl, Ian, Dany et Neus, et se présentent à nous tels qu’ils sont aujourd’hui, hommes, femmes, passés sous le bistouri ou encore en transition, tantôt apaisés, tantôt encore en questionnement. Ils racontent leur enfance, leur adolescence douloureuse, la violence, l’intimidation dans la rue ou même à la maison, le harcèlement au travail, la vie dans la rue, la rupture amoureuse ou familiale. Ils le font dans leurs mots à eux, en français, en catalan, en castillan, dans des récits qui résonnent entre eux d’une même quête identitaire, d’une même volonté de trouver sa place dans un monde qui leur assure que, en dépit de leur profonde conviction, ils sont d’un sexe plutôt que de l’autre.
Le metteur en scène Didier Ruiz, qui a travaillé et retravaillé les textes avec ses non-acteurs et recoupé leurs propos, a construit un tout remarquablement fluide et cohérent, qui ne tombe jamais dans le misérabilisme. Ils ne sont pas venus quémander l’approbation du public ni sa sympathie. Au contraire, face aux spectateurs, ils ont le regard brillant, défiant, fier. Ils viennent à nous dans leurs habits de tous les jours, nous demandent sans le dire de nous regarder dans les yeux. Ils sont là par volonté de changer le regard que le public pose sur eux, et surtout d’aider des personnes vivant peut-être les mêmes questionnements qu’eux. La scénographie d’Emmanuelle Debeusscher leur laisse toute la place, tendant de simples voiles de toile blanche sur lesquels sont par moments projetées des animations visuelles très colorées et joyeuses.
Le spectacle ne se concentre pas sur le négatif, même si certains témoignages sont douloureusement touchants (plusieurs yeux humides dans la salle en font foi). Au contraire, la partition offerte par les quatre femmes et trois hommes en scène est guidée par une très belle lumière, celle de la parole libérée, de l’identité, d’une sérénité trouvée et de l’acceptation des proches, de la famille (malgré l’incompréhension) ou de la famille qu’on se choisit. TRANS (més enllà) irradie d’énormément de douceur et de bien-être tout en posant d’excellentes questions sur les notions de masculinité et de féminité dans un monde trop souvent considéré binaire.
On quitte la salle avec la sensation que la bienveillance outrepasse la violence de ceux qui ne veulent pas comprendre, de ceux qui ont peur. Que l’amour triomphe.