Par Daphné Bathalon

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Éros et Thanatos (Photo : Hugues Bergevin)

Difficile de faire autrement que de placer la barre très haute lorsqu’on assiste à la grande finale de la coupe Charade. Heureusement, même 35 ans après sa création, la Ligue nationale d’improvisation prouve encore qu’elle et ses joueurs savent se renouveler.

Sous la direction artistique de François-Étienne Paré et du directeur général Étienne St-Laurent, la Ligue a en effet poursuivi cette année ses expérimentations et sa réflexion sur le concept du jeu et sur l’improvisation théâtrale. Cette année, en plus d’avoir testé quelques nouvelles règles testées lors du match des étoiles, les joueurs se sont prêtés à trois laboratoires (La reprise, Les états et La source) à Espace libre pour explorer le contenu et la forme de cette discipline artistique imaginée au Québec. On ne peut qu’encourager la Ligue à continuer sur cette voie, non seulement pour attirer un nouveau public et ramener les anciens fidèles, mais aussi et surtout pour enrichir l’expérience, tant des joueurs que du public, car, au-delà des idées spontanées qui façonnent une impro, il y a tout un travail d’interprétation et d’écriture grâce auquel on assiste parfois à des moments de grâce.

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Pas moins de cinq comptages pendant cette finale très serrée (Photo : Hugues Bergevin)

S’il n’y a pas eu de ces moments de grâce lors de la finale, le lundi 8 juin, au Club Soda, on a tout de même eu droit à un match de grande qualité. C’est que s’affrontaient sur la patinoire les meilleurs de la ligue, au sein d’équipes déterminées à repartir avec la coupe. On retrouvait d’un côté les Bleus, qui ont tiré de l’arrière toute la saison et assuré leur place en série éliminatoire à leur tout dernier match. De l’autre, les Jaunes, qui ont mené une belle saison, constante et marquée de nombreuses étoiles du match. Qui donc des Jaunes, du vétéran entraîneur Benoît Chartier (trois coupes Charade à son actif), ou des Bleus, de l’entraîneuse substitut Delphine Bienvenu (à sa toute première coupe cette année, elle cumulait cinq victoires en six matchs de saison régulière) seraient couronnés champions?

Malgré une finale très serrée où les comptages se sont multipliés (coûtant, hélas!, un temps de jeu précieux aux improvisateurs), c’est l’équipe Cendrillon des Bleus qui aura finalement mis la main sur la coupe tant convoitée, non sans avoir dû mener une chaude lutte pour l’obtenir!

En première période, l’arbitre Simon Rousseau n’a tiré du baril que des improvisations mixtes. Les Bleus et les Jaunes, dont il s’agissait seulement d’une quatrième rencontre en finale, se sont d’abord fait les dents sur une mixte de sept minutes intitulée Poney express. L’histoire, plutôt confuse, et une construction narrative laborieuse ont valu une pénalité de retard de jeu aux deux formations. L’improvisation, remportée après comptage par les Bleus, aura au moins permis de chasser un peu la nervosité ambiante.

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Coup de grisou (Photo : Hugues Bergevin)

Les joueurs ont mieux mis à profit les huit minutes de la seconde improvisation, Coup de grisou (à la manière d’Émile Zola), en proposant l’histoire tragique de deux mères monoparentales prisonnières d’une mine. Il faut dire que les joueurs ont paru très à l’aise avec le style narratif de l’auteur français, construisant une trame qui mêlait adroitement drame social, familial et politique. D’abord menée par les joueuses Ève Landry (Jaunes) et Joëlle Paré-Beaulieu (Bleus), l’improvisation s’est enrichie à l’entrée en scène de François-Étienne Paré (Bleus) et Jean-François Nadeau (Jaunes) dans la peau d’un relationniste et d’un premier ministre plus soucieux de son image publique que de la vie des mineuses. Réal Bossé (Bleus) et Frédéric Barbusci (Jaunes) sont venus compléter le portrait en incarnant les enfants des victimes. Une impro dramatique, mais non sans humour, comme on les aime! Le comptage a penché en faveur des Jaunes, qui ont égalisé la marque.

Le soufflé est légèrement retombé avec les deux improvisations suivantes, Surproduction et Éros et Thanatos, la première remportée par les Bleus, la seconde par les Jaunes. François-Étienne Paré s’est néanmoins dans ces deux impros. Dans Surproduction grâce à un personnage de contremaître pas très motivant et dans Éros et Thanatos, grâce à une excellente réplique; son Thanatos se questionnant soudainement, après avoir tranché la gorge d’Éros (Landry): « Est-ce vrai que vous êtes éternelle? ». Paré jouait d’ailleurs sa 800e improvisation hier soir, une marque record qu’il partage avec seulement deux autres vétérans: Sophie Caron et Réal Bossé.

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Cacophonie (Photo : Hugues Bergevin)

La deuxième période, sans doute la plus faible des trois, s’est ouverte sur une courte mixte de trois minutes. La critique nous a offert un réjouissant face-à-face entre Virginie Fortin, des Bleus, et Amélie Geoffroy, des Jaunes. Mais l’impro, remportée avec une maigre majorité de 10 votes par les Jaunes, a été suivie d’improvisations plus confuses. La première comparée de la rencontre, Cacophonie, s’est étirée en longueur tant du côté des Jaunes (avec un morceau de musique house bien interprété, mais longuet) que du côté des Bleus (jouant un couple dérangé par des voisins trop bruyants pendant leurs ébats). Dans L’âme d’Hanako contemplait la mer, une mixte de 6 minutes à la manière de Mishima, les joueurs ont cumulé les formulations philosophico-poétique, mais leur composition manquait singulièrement de coffre.

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L’âme d’Hanako (Photo : Daphné Bathalon)

La comparée Prescience a heureusement remis la période sur les rails. Chez les Bleus, Joëlle Paré-Beaulieu s’est glissée dans la peau d’une femme suivant un régime, mais en manque total de contrôle devant le gâteau hypercalorique, « oracle culinaire de [son] désarroi », qu’elle vient de cuisiner. Chez les Jaunes, Ève Landry a joué la carte de la cruelle désillusion en incarnant d’abord la fillette naïve rêvant d’un avenir merveilleux, puis l’adulte aigrie qui ne croit plus en ses rêves. Point Jaunes. Encore une égalité entre les équipes.

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Le roi de la montagne (Photo : Daphné Bathalon)

La troisième période se terminerait-elle comme la première et la deuxième sur une égalité? Eh bien oui! Les cinq improvisations de la dernière période n’auront pas suffi à déterminer une équipe gagnante.

En troisième période le niveau de jeu s’est pourtant élevé d’un cran, à la suite d’un sérieux avertissement de la part de l’arbitre. En effet, après s’être montré conciliant jusque là, Simon Rousseau a décidé de sévir en donnant une pénalité d’obstruction à la joueuse des Jaunes Amélie Geoffroy dans l’improvisation plutôt décousue Le bon cholestérol, remportée par les Bleus (avec 7 votes!). Les joueurs se sont ressaisis, nous offrant avec Le roi de la montagne une belle et bonne tragédie de cour d’école. Le roi Barbusci, détrôné de son monticule de neige (fraîchement érigé) par un petit de 4 ans, cherche à rassembler son courage pour reconquérir son royaume, habilement remotivé par son lieutenant, Joëlle Paré-Beaulieu. Si la comparée de 30 secondes La chute n’a pas brillé d’originalité, la mixte Pata Negra a su inspirer les joueurs Nadeau, Barbusci et Fortin, tous les trois armés de leur plus bel accent espagnol pour nous jouer un drame amoureux tournant à la comédie romantique. Une belle impro qui s’est conclue sur un duel de chant.

Aux coudes à coudes 6 à 6, les équipes ont voulu tout donner dans la mixte chantée Jukebox Joe… avec peut-être un peu trop d’enthousiasme, selon l’arbitre, qui a collé aux deux équipes une pénalité de confusion. Par cumul de pénalités, les Jaunes ont dû accorder un point à leurs adversaires. Le public, pas prêt à voir les Jaunes perdre la coupe sur une faute technique, a accordé le point de l’improvisation à l’équipe de Benoît Chartier afin de forcer la tenue d’une prolongation. Merci public!

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Voiture (Photo : Hugues Bergevin)

Et le hasard nous a choyés avec une comparée de 4 minutes. En dépit d’un thème pas très inspirant, Voiture, les deux équipes y ont mis du coeur et ont conclu la finale sur une belle note. Les Jaunes ont proposé le portrait touchant d’une vieille Yaris se remémorant les bons comme les mauvais moments de son existence de petite voiture, alors que les murs du broyeur se referment sur elle. Les Bleus ont quant à eux offert une improvisation chorale d’acheteurs de voiture, avec chacun un rapport bien différent à ce moyen de transport, de l’amoureux de la voiture (qui la préfère à sa femme), à l’écolo qui avoue ouvertement sa haine de l’auto. Une proposition qui a permis aux Bleus de remporter la finale de cette coupe Charade 2015.  C’est seulement la troisième fois de l’histoire de la ligue qu’une équipe s’étant classée quatrième en saison régulière remporte la finale et la troisième fois aussi qu’une équipe menée par une femme décroche la coupe. Une belle réussite d’équipe!

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Les Bleus de Delphine Bienvenu, champions 2015 (Photo : Hugues Bergevin)

Les étoiles de la rencontre, telles que choisies par Jacques L’Heureux (intronisé au Temple de la renommée en 2004):

Première étoile: Jean-François Nadeau
Deuxième étoile: Réal Bossé
Troisième étoile: Virginie Fortin

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Pier-Luc Funk remportant son deuxième trophée (Photo: Hugues Bergevin)

La cérémonie des trophées qui a suivi la finale a été l’occasion de souligner le travail remarquable des joueurs tout au long de la saison. Cette année, cela aura surtout été l’occasion de couronner la recrue Pier-Luc Funk. Le jeune joueur aura en effet su démontrer pendant toute la saison une grande qualité d’écoute et une belle polyvalence de styles et de tons. Celui-ci déclarait en début de saison vivre un rêve et avoir été, il y a à peine quelques années, sur ces mêmes bancs du Club Soda, où s’entassaient de nombreux jeunes lors de la finale. En recevant son premier trophée, le jeune joueur était visiblement ému, au deuxième, il brillait littéralement, et au troisième, il n’avait tout simplement plus de mots.

Trophée Yvon-Leduc (meilleure utilisation de la langue française)
Simon Boudreault (pour une 2e année consécutive)

Trophée Pierre-Curzi (recrue de l’année)
Pier-Luc Funk

Trophée Marcel-Sabourin (joueur le plus apprécié de ses pairs)
Joëlle Paré-Beaulieu

Trophée Robert-Gravel (champion compteur)
Laurent Paquin (qui remportait ce trophée pour la 3e fois)

Trophée Beaujeu (joueur le plus étoilé)
Pier-Luc Funk

Prix du public (joueur le plus apprécié)
Pier-Luc Funk

Trophée Culture Cible (joueur des séries)
Ève Landry

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Pier-Luc Funk, Joëlle Paré-Beaulieu, Ève Landry et Laurent Paquin (Photo: Hugues Bergevin)
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