Un ennemi du peuple : entre perfidie et authenticité

Un ennemi du peuple : entre perfidie et authenticité

Dans une petite ville de Norvège, la docteure Katherine Stockmann (Ève Landry) découvre que les eaux qui alimentent la station thermale qu’elle dirige sont contaminées par une importante quantité de bactéries nocives pour la santé. Elle décide sans attendre et à l’encontre des recommandations de son frère, Peter (Jean-Sébastien Ouellette), à la fois maire de la municipalité et président du conseil d’administration des bains, de publier l’étude qui en fait la démonstration. Cette décision, qui ébranle le fragile équilibre politique et économique de la communauté, enclenche une réaction systémique qui évolue en une vertigineuse escalade entre hypocrisie et vérité, pouvoir et patriotisme. D’emblée populaire et adulée, Katherine va progressivement perdre tous ses appuis et devenir l’ennemie publique de la localité.

Écrite en 1883 par le poète et dramaturge norvégien Henrik Ibsen, dont une partie de l’œuvre dramatique fut associée au courant naturaliste, la pièce Un ennemi du peuple est une satire sociale dont les thèmes sont, aujourd’hui encore, brûlants d’actualité. Ce qui frappe dès le premier coup d’œil jeté à la scénographie d’Odile Gamache, c’est la facture réaliste du décor avec le salon à l’avant, la salle à manger à l’arrière et les accès au plateau des côtés cour et jardin. Cette facture n’est pas sans rappeler l’esthétique propre au naturalisme qui s’impose au théâtre à la fin des années 1800 et qui est caractérisé notamment par la reproduction d’un milieu aussi vrai que nature et la présence d’un quatrième mur invisible qui sépare la scène de la salle.

Mais ne nous y méprenons pas. Dès les répliques inaugurales et tout au long de la première partie de la pièce, le décor révèle ses dessous. Les coulisses sont partiellement à vue et permettent de suivre les acteurs lorsqu’ils ne sont pas à proprement parler dans l’action. À travers les cloisons trouées, le public aperçoit les comédiens qui se préparent à entrer en scène. Et les changements de décor entre les tableaux s’effectuent dans une ambiance chaotique et effrénée qui agit comme une sorte de métalangage au sein de la représentation. Plus la situation progresse et plus les personnages révèlent leurs turpitudes, plus l’environnement est déconstruit. La mise en scène d’Édith Patenaude est, en ce sens, savamment calibrée pour souligner les paradoxes et les couches de complexité auxquels les protagonistes sont confrontés.

Dans la seconde partie de la pièce, le quatrième mur s’écroule et le public est intégré à l’intrigue. Le ton monte, les esprits s’échauffent, les arguments se renforcent et la présence des acteurs dans la salle contribue à alimenter la polémique, à interpeler la raison et à susciter l’émotion. L’audace de la mise en scène consiste à tabler sur le fait que les spectateurs, à l’instar de la majorité silencieuse dangereusement décriée par la docteure Stockmann, ne réagiront pas aux outrages dont la protagoniste est la cible. Pour elle, « la majorité est l’ennemi de la liberté », alors que prudence et modération riment avec lâcheté. Cette situation est particulièrement inconfortable, mais l’expérience est extrêmement pertinente dans sa finalité. Le public se conformera-t-il aux conventions théâtrales en évitant de se manifester ou, au contraire, répliquera-t-il aux propos tenus par les personnages ? Le parallèle entre l’immobilisme des villageois face au problème sanitaire et l’inertie des spectateurs aux prises avec les codes de la représentation est intéressant.

L’adaptation que Sarah Berthiaume a réalisée de la pièce d’Ibsen confère à ce texte créé il y a plus d’un siècle une formidable modernité, bien que la naïveté des protagonistes dans leur compréhension des faits et de leurs conséquences détonne à l’heure où les médias nous abreuvent de fraudes, d’abus de pouvoir et catastrophes écologiques. Cependant, les prises de bec entre Katherine et Peter ou entre Katherine et Hovstad (Steve Gagnon), le rédacteur en chef du journal Le messager du peuple, sont magnifiquement écrites et interprétées. La musique de Josué Beaucage ponctue certaines scènes à la manière d’un métronome et ajoute à l’effervescence des émotions suscitées par le dialogue et la situation. L’orchestration de Patenaude propose également des pistes de réflexion en lien avec certaines réalités issues de l’histoire actuelle.

La coproduction du Théâtre du Trident et du Théâtre du Nouveau Monde est bien rodée. Avec ses treize comédiennes et comédiens sur scène, elle donne lieu à des effets de foule réussis, réserve d’étonnantes surprises et fait naître un certain nombre de questionnements. À quel point cette œuvre aurait-elle pu impliquer davantage le public ? C’est malheureusement une question qui cherche encore sa réponse.

Crédit photo : Stéphane Bourgeois


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Calendrier

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Du 19 avril au 14 mai 2022

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