Les glaces : Pour ne pas sombrer

Les glaces : Pour ne pas sombrer

La force de frappe qu’est l’écriture dramatique de Rébecca Déraspe déclenche une petite tempête dans la grande salle de La Licorne ces jours-ci avec Les glaces, nouvelle coproduction de La Manufacture et du Théâtre de La Bordée. Sans être aussi brutale que le thème du spectacle pourrait le laisser croire, cette tempête d’émotions si longtemps contenues soulève de nombreux questionnements, sains et nécessaires, cinq ans après que le mouvement #metoo a déferlé sur les réseaux sociaux du monde entier.

Vincent fuit Montréal dans la nuit en direction du Bas-du-Fleuve et de la maison familiale, poursuivi par un souvenir remonté à la surface lorsqu’un texto l’accusant de viol surgit dans son téléphone. Dans son village natal, où il ne reçoit pas le réconfort espéré, il est contraint de faire face à ses actes et à ses contradictions, mais en est-il capable?

Les personnages des Glaces sont prisonniers d’un amoncellement de vérités enfouies devenues inavouables, de mensonges et de non-dits accumulés au fil des années. Tels des icebergs, ils flottent à la dérive, se heurtant les uns aux autres sans parvenir à nommer les choses, à reconnaître les torts, à demander pardon et, peut-être, qui sait, à avancer enfin. Les personnages nuancés de Déraspe se voilent la face tout en dévoilant, une à une, les couches de doutes, d’insécurités, de peurs et d’incompréhensions. L’autrice ne place pas les victimes et les agresseurs dans des petites boîtes bien définies, mais explore plutôt l’embrouillamini des émotions et des désirs qui font de nous des humains; pas de monstres agresseurs ici, pas de victimes parfaites, parce que dans la vie rien n’est ni tout à fait noir, ni tout à fait blanc.

Le texte est servi par une distribution qui navigue adroitement sur ce mince fil qui tantôt pousse le public vers l’empathie, tantôt vers le dégoût. C’est particulièrement le cas pour les deux personnages incarnés par Olivier Normand et Christian Michaud qui ont posé un geste irréparable dans leur jeunesse. Dans le rôle du père veuf qui cherche dans le sommeil la réponse à ses manques, Daniel Gadouas est touchant. Élément comique de la pièce, il se révèle aussi terriblement vulnérable, dépassé par sa tâche de père, aujourd’hui comme hier. Quant à Marine Johnson, elle se glisse dans la peau d’une jeune fille contrainte de revivre son agression pour la dénoncer. Si elle apparaît peu dans la pièce, le témoignage qu’elle livre, seule face à la salle, prend à la gorge.

La mise en scène de Maryse Lapierre donne à ce texte au sujet lourd tout l’espace pour respirer. Dans la chaleur de la maison familiale, dans le bruyant bar du coin, sur la plage glacée, il y a aussi les malaises, les silences, les regards qui s’évitent, les vagues de souvenirs et d’émotions qui montent et déferlent. Des choeurs, scandés à certains moments par les femmes de part et d’autre de la scène, rappellent la multitude des voix qui se taisent, dans la souffrance et l’acceptation. Ce sont d’abord les agresseurs qu’on entend le plus et qui occupent les devants de la scène, parce qu’ils craignent de perdre leur réputation, leur carrière, leur famille, tout ce qu’ils ont bâti, tandis que leur victime est demeurée prise au piège des mains sur sa peau, des souffles dans son cou, des odeurs persistantes sur son corps. Il aurait été bien, cependant, que la mise en scène fasse davantage confiance à la force du texte et de l’interprétation, car la musique noie par moments les scènes déjà émotionnellement chargées.

Le texte parvient à faire entendre la douleur des uns et des autres, leur confusion aussi. Il fait voir les positions de chacun sans porter de jugement, mais sans offrir de pistes de solution non plus. La pièce se termine abruptement parce que ces agressions continuent de se produire. L’autrice prive le public d’une fin satisfaisante qui soulagerait les consciences. Est-ce que Jeanne va dénoncer son agresseur? Est-ce que Vincent va reconnaître la violence de ses gestes et demander pardon? Est-ce que Noémie va trouver une certaine paix? La pièce touche avec délicatesse et doigté aux notions de consentement, de masculinité toxique, et de responsabilité personnelle, mais aussi sociale. Parce que le silence et la douleur se transmettent et qu’une victime peut engendrer un bourreau. Les glaces nous laisse tout de même avec une lueur d’espoir, celle de la solidarité féminine, et un message clair : il faut continuer de dénoncer, de se parler, de questionner, de chercher à comprendre pour mieux faire en tant que société si on ne veut pas couler.

Les glaces, à La Licorne du 4 octobre au 5 novembre 2022

Crédit photo Suzanne O’Neill

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