Moby Dick : l’esprit humain dans la tourmente

Moby Dick : l’esprit humain dans la tourmente

Le titre de cette grande œuvre de l’auteur américain Herman Melville éveille aussitôt en nous des images de mers déchaînées et d’affrontements épiques où se mesurent l’orgueil et la soif de vengeance d’un homme à l’impitoyable baleine qui lui a arraché une jambe. Or, le roman écrit au milieu du 19e siècle est beaucoup plus près du récit philosophique et de l’observation sociale que du typique roman d’aventures. Avec l’auteur, on descend dans le gouffre des sentiments humains.

Ismaël, un homme aux idées noires déterminé à fuir la compagnie de ses semblables, s’embarque avec l’équipage maudit du capitaine Achab, obsédé par la silhouette monstrueuse d’un grand cachalot blanc. Il y a les vivants, il y a les morts et il y a ceux qui partent en mer, nous confie sombrement Ismaël. Le ton est donné : Moby Dick nous transporte dans un monde où la seule chose qui nous sépare de la mort est la coque d’un navire.

La production de la compagnie franco-norvégienne Plexus Polaire crée une atmosphère glaçante en moins de temps qu’il n’en faut pour crier cachalot, la paisible vision de poissons virevoltant dans le courant laissant rapidement la place aux ombres et aux masques mortuaires. La mise en scène signée par la directrice artistique de la compagnie, Yngvild Aspeli, épouse la noirceur et les tourments de l’œuvre originale. À la fois fascinante et terrifiante, la pièce nous arrache au confort du familier pour nous entraîner à la suite d’Achab, d’Ismaël et du reste de l’équipage dans les profondeurs de ce qui a toutes les allures d’un cauchemar.

Comme Achab guettant frénétiquement l’horizon et ses cartes maritimes, le public attend impatiemment l’apparition du cachalot alors que ce qui se passe dans le ventre du baleinier est bien plus riche d’enseignements. Les observations d’Ismaël (Benoit Seguin), seul personnage incarné par un comédien en chair et en os sur scène, mettent en relief les humeurs du capitaine et de son équipage, tandis que les éléments scéniques se font le reflet d’une santé mentale défaillante.

Sur scène et tout autour, les projections vidéo et les éclairages tanguent, comme pris dans le roulis des vagues, les marionnettes épousent à leur tour ce mouvement perpétuel. On ressent le mouvement du navire sur la mer calme, noire, patiente, mais prête à tout moment à engloutir les hommes, ces êtres présomptueux qui prétendent la mâter. La musique, réalisée sur scène par trois artistes, grince, siffle, chante, puis hurle, jamais paisible ni apaisante ; elle nous maintient dans un état de vigilance qui n’offre aucun moment de répit. La tempête qui sévit dans l’esprit sombre d’Achab, on la ressent dans le moindre des mouvements du bateau et dans les traits profonds du visage du capitaine.

Le niveau de maîtrise des marionnettistes de la production est tel qu’à plusieurs moments, on oublie complètement les humains derrière les marionnettes. Elles disparaissent pour ne laisser que les personnages imaginés par Melville. Près d’une cinquantaine de marionnettes, certaines déclinées en plus d’une taille, servent l’ampleur du récit aussi bien que son caractère intime. Comme un plan serré au cinéma, une grande marionnette d’Achab nous fait ainsi sentir au plus près la folie grandissante du chasseur de baleines, tandis qu’un tout petit Achab nous fait voir l’immensité de la mer et la démesure de Moby Dick quand la baleine surgit enfin dans la nuit. Coup de chapeau aux concepteurs Polina Borisova, Manon Dublanc, Sebastien Puech, Elise Nicod et Yngvild Aspeli ; leurs fabuleuses marionnettes sont d’une grande expressivité.

La pièce permet de découvrir ou redécouvrir la plume de l’auteur américain puisque plusieurs passages sont conservés dans leur langue d’origine, un choix heureux même si la lecture de surtitres crée toujours une certaine distanciation. Mais il y a dans les mots de Melville une musicalité qui sied parfaitement au récit.

Comme le roulis des vagues persiste longtemps après le retour à terre, le Moby Dick de Plexus Polaire accompagne nos pas après la sortie du théâtre. Cette expédition dans les eaux sombres de l’âme humaine continue de nous habiter un bon moment.

Le spectacle fut présenté au Diamant du 24 au 26 novembre 2022, puis les 1er et 2 décembre 2022 au Théâtre Outremont

Crédit photo Christophe Raynaud de Lage

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