Chambres d’écho : Gare à la surcharge

Chambres d’écho : Gare à la surcharge

Le monde entier est en équilibre sur une faille qui pourrait s’ouvrir à tout moment, le basculant dans le chaos. Le paradoxe de l’accélération et de la multiplication des moyens de communication des dernières années, spécialement en rapport aux réseaux sociaux qui sont censés créer des ponts, enferment les utilisateurs dans des chambres d’écho. Prisonniers de ces cloisonnements virtuels, que comprend-on vraiment de la réalité vécue par les autres, de la guerre en Syrie, des printemps arabes, de ce qui pousse un être humain à s’immoler ou un autre à entrer dans une mosquée pour tuer des gens en pleine prière? Comment prévenir l’escalade? Et surtout, comment distinguer les faits des perceptions dans une ère où les opinions règnent, parfois au point d’imposer des faits alternatifs comme des arguments valables?

La nouvelle création des Productions Hôtel-Motel nous place au coeur des correspondances numériques entre Philippe, alter ego de l’auteur interprété avec brio par Étienne Pilon, et Samia, une jeune comédienne syrienne interprétée par Mounia Zahzam. Le premier cherche à rejoindre la seconde, coincée dans son pays en guerre. L’homme parvient jusqu’à Beyrouth, au Liban, mais 112 kilomètres (et une frontière infranchissable) les séparent toujours. Depuis sa chambre d’hôtel, dans un pays secoué par la colère d’un peuple, la réalité de Samia paraît pourtant encore si lointaine.

Au texte et à la mise en scène, Philippe Ducros s’est inspiré de ses propres séjours en Syrie, en 2004 et 2006, et de ses échanges avec une actrice syrienne avec qui il a travaillé là-bas. Chambres d’écho, aux enjeux malheureusement intemporels tant l’être humain ne cesse de réinventer les manières de se faire la guerre, esquisse à renfort d’événements sociopolitiques, de scandales et de tragédies, le portrait d’un monde où le pouvoir, la religion, l’argent, la haine de l’autre plongent des pays tout entiers dans l’instabilité et le désespoir, et où les réseaux sociaux parfois sont la seule façon de faire entendre sa voix. La pièce s’attarde aussi à la mainmise grandissante des réseaux sociaux sur notre façon de percevoir et de comprendre le monde. Une omniprésence qui nous fait de plus en plus réaliser à quel point la démocratie et fragile, et que l’allumette qui pourrait tout faire flamber pourrait se trouver dans la main de n’importe lequel de nos voisins.

Avec un texte extrêmement dense qui déverse sur le public d’Espace Libre une montagne d’événements historiques, de causes et de répercussions, de dates, de noms de dirigeants, de héros ou d’ennemis publics (les uns pouvant devenir les autres en un instant), Chambres d’écho ne laisse aucun moment pour se poser et réfléchir. Le mouvement Occupy, le Brexit, le scandale Cambridge Analytica, le règne de Bachar Al-Assad, les humiliations et tortures à Abou Ghraib, les filles de Boko Haram, l’élection de Donald Trump, tout déboule sur les écrans dans nos vies et sur scène. Une cascade de données difficile à absorber, ce qui n’est pas sans rappeler, bien sûr, la cadence à laquelle nous consommons aujourd’hui la nouvelle : un drame en chassant un autre, puis un autre et encore un autre. On sort de la salle avec l’impression d’avoir ingurgité un surplus de faits et de questionnements sans voir poindre de pistes de solution pour laisser de côté nos biais, entendre différents points de vue et aller à la rencontre de l’autre, pour de vrai.

La narration à la deuxième personne, servie par Mounia Zahzam, manque par ailleurs de naturel. Couplée aux nombreux échanges numériques (textos et courriels), aux énumérations historiques et aux réflexions de l’auteur, il en résulte un fil narratif très décousu qui crée une certaine déconnexion. Enfermés avec l’auteur entre les quatre murs de cette chambre d’hôtel au Liban, bombardés par toutes les horreurs et tous les drames du monde au point qu’ils en deviennent des bruits de fond, nous demeurons des spectateurs démunis, comme scrollant à l’infini sur nos téléphones. Que doit-on retenir du spectacle? Que nos biais teintent notre compréhension des causes et des enjeux? Qu’il faut continuer malgré tout de croire que des ponts peuvent être reconstruits?

Il y a tant de bruits dans ces Chambres d’écho que les relations humaines et les émotions en pâtissent, nous laissant cloisonnés dans nos silos, à la recherche de fenêtres qui ne s’ouvrent pas.

Chambres d’écho, à l’affiche d’Espace Libre du 14 février au 4 mars 2023

Crédit photos Maxime Côté

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